«entre bord et quai» de Miriam Van hee. Un voyage continuel, semé d’embûches et de pièges
Quarante-et-un poèmes, tous présentés en néerlandais et en traduction française, c’est ce que renferme le nouveau recueil de Miriam Van hee intitulé entre bord et quai.
© Michiel Hendryckx
Pour qui la découvre, l’écriture de Miriam Van hee (°1972) travaille comme un koan, une de ces phrases énigmatiques que le maître zen énonce à son disciple pour le mener sur la voie de l’illumination: une fois que l’esprit du lecteur est entré dedans –et cela sans presque s’en rendre compte– il entrevoit et ne cesse d’entrevoir à nouveau, comme saisi dans des flashs, un univers à la fois totalement ordinaire et tout à fait sens dessus dessous.
Selon la formule de Philippe Noble, traducteur d’entre bord et quai qui paraît ce printemps, la poésie de Miriam Van hee, autrice belge néerlandophone, offre au lecteur «un monde accueillant qui recèle des maléfices insoupçonnés». Dans ce recueil de quarante-et-un poèmes, tous présentés en néerlandais et en traduction française, il est bien question de dangers et de hantises. Chaque poème a en effet son propre pouvoir d’attraction piégeuse, fait de déviations syntaxiques et de chausse-trappes lexicaux. L’ensemble –couplé à une ponctuation démembrée, voire inexistante– constitue une écriture du flottement et de l’inquiétude.
Miriam Van hee joue avec les différences d’échelles des objets et des situations qu’elle met en scène, en donnant à ce qui est vu la plus haute place dans le dispositif poétique. Cette primauté de l’image, elle la revendique également dans son travail de traductrice du russe (Akhmatova, Mandelstam…) et l’assume ici dans un texte au titre ironique: «Le problème, c’est la rime». Miriam Van hee recherche la concision, l’ellipse, l’authenticité, dans une démarche qui ne relève pas du formalisme et qui peut en cela faire penser à celle de la poétesse américaine Lorine Niedecker, qui voyait son propre œuvre comme un travail de «condensation».
Ce qui est cependant très particulier à cette autrice, c’est sa manière de traiter des lieux, de se déplacer d’un point à un autre, au gré d’un perpétuel voyage aux frontières indécises. Dans la suite de textes intitulée «Le train du week-end pour Volkhovstroï», elle décrit un périple réalisé en Russie, mais cette Russie-là a plus à voir avec une géographie intérieure qu’avec un lieu concrètement visible. Autre type de rapport au paysage: dans de nombreux poèmes relatifs à la région française des Cévennes, le sujet premier est la nature, en tant qu’elle domine la vie des hommes. Car chez Miriam Van hee la présence humaine n’est pas prioritaire et dans son approche des lieux l’autrice elle-même travaille «en sourdine». Elle s’efface en partie de la scène – au profit d’endroits où le calme plat le dispute à l’angoisse, en des heures en apparence faites de peu d’événements – et suit ainsi les pas de Robert Walser, qu’elle cite d’ailleurs en exergue de son recueil.
Van hee a une manière particulière de traiter des lieux, de se déplacer d’un point à un autre, au gré d’un perpétuel voyage aux frontières indécises
La voix poétique de Miriam Van hee est donc tout sauf autocentrée, tant l’objet à approcher y est primordial, même s’il y est dissimulé. Par exemple, dans un poème abordant le lac de Côme et ses environs, des migrants sont décrits de manière détournée alors qu’ils sont sans doute la raison d’être de ces vers. Il y a dans ce texte un passage silencieux, comme effectué par magie, de la description des vacanciers à celle des infortunés qui errent à leurs côtés.
Enfin, figures quasiment omniprésentes dans les poèmes: les oiseaux. Dans «mars à texel» la personne qui parle dit qu’elle a «fait leur connaissance», formule abyssale, tant elle peut se comprendre de différentes manières. Plus loin, dans «ouettes d’égypte» et le déchirant «petite sœur», l’assimilation des mœurs animales à celles des humains est poussée à son extrémité. On pourrait penser qu’on est là dans une forme de panthéisme ou d’animisme, mais l’autrice nous met en garde: il ne s’agit que d’une «croyance / éphémère». Tout est changeant, rien n’est stable, ni dans l’espace, ni dans le temps.
Si la poésie de Miriam Van hee est essentiellement appréhension des paysages au gré de ses voyages, alors cette écriture est elle-même un voyage continuel, semé d’embûches et de pièges. Plusieurs textes touchent au fantastique, certains sont même cauchemardesques, mais le cauchemar permet au réel de se dire, le réel qui en fait est le plus dur.
Miriam Van hee ne nous évite rien du malaise qu’est parfois notre présence sur terre, mais à la lire on n’en veut pas au monde ni au destin, car on est entraîné dans un pays secret où le désespoir n’est jamais tout à fait le vainqueur, guidé en ses mots «par la grâce et la poussière».
voyage et destination
je veux parler je crois de points de repère, une
vue par exemple, les contours de montagnes qui
s’esquissent dans la brume, des cyprès, un tilleul, un
rideau de dentelle entrouvert, des gouttes sur les chaises
de la terrasse, du tangible et c’est vrai,
dans d’autres villes nous faisons plus attention, regardons
les mégots et la poussière sur la chaussée, les herbes folles
sur le trottoir, nous sentons l’air qui monte des grilles
du métro, nous demandons qui vit sous les toits de tôle
ondulée, voulons dire des oiseaux quelque chose qui leur
rende justice, à les voir conférer sur les fils électriques
dans l’attente d’un signe, nous voulons dire quelque chose