Une activité artistique largement sous-estimée: le «noble art» dans les arts visuels des Plats Pays
Associer boxe et art paraît une contradiction. Pour la plupart des non-initiés, le «noble art» est une forme de violence qui devrait être interdite de toute urgence. Les connaisseurs et de nombreux artistes ne partagent pas cet avis. On ne compte plus les cinéastes et les écrivains qui ont été et sont encore fascinés par la boxe. Ce qu’on sait moins, c’est que les combats de boxe ont également été une source d’inspiration pour de nombreux plasticiens. Des artistes de renommée internationale tels que Pablo Picasso, George Bracque, Egon Schiele, Keith Haring, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat ont intégré avec virtuosité leur fascination pour le ring dans leurs œuvres. Leur exemple a également été suivi en Belgique et aux Pays-Bas.
«La boxe est l’un des sports les plus horribles lorsqu’elle est pratiquée de manière barbare, mais l’un des plus beaux lorsque le style et l’intelligence prévalent. Alors c’est de l’art», déclarait le directeur de musée Jan Hoet, décédé en 2014, dans une interview pour le livre De artistieke uppercut. Le flamboyant pape de l’art, boxeur amateur, considérait le noble art comme «une métaphore de la vie avec toute sa beauté, sa vulnérabilité, son désespoir et son caractère éphémère». Telle était également la vision de géants littéraires tels que Norman Mailer, Maurice Maeterlinck et Hugo Claus, pour qui «la combinaison de grâce, d’intelligence, de noblesse, de cruauté, de lâcheté, qui peut surgir en trente secondes de boxe, valait plus qu’un événement littéraire».
Pour Hoet, la boxe était une activité artistique largement sous-estimée. «Tout comme l’art, la boxe fait appel au sens de l’espace, au rythme, au caractère, à la concentration et aux réflexes. Un bon boxeur doit percer à jour son adversaire à la vitesse de l’éclair et anticiper ses mouvements. Pour un conservateur de musée, ces mêmes qualités sont très utiles. Dans le domaine de l’art, il faut être capable de distinguer très précisément l’authentique et la pose, sentir où se termine l’authenticité et où commence le calcul, savoir si, pour quelqu’un, l’art a une importance primordiale ou seulement secondaire. Tant dans l’art que dans la boxe, la psychologie et l’intuition jouent un rôle majeur.»
Hoet lui-même s’est mis à la boxe pendant ses études. Intensivement la première année, occasionnellement ensuite. Lorsqu’il deviendra coordinateur artistique de documenta IX en 1992, il choisira pour thème «la vulnérabilité du corps». Il estimera qu’un match de boxe ne pouvait en être absent, comme lors de documenta V, où l’artiste allemand Joseph Beuys s’était mesuré sur le ring au jeune sculpteur Abraham David Christian «pour plus de liberté civile et de démocratie directe».
Tant dans l’art que dans la boxe, la psychologie et l’intuition jouent un rôle majeur (Jan Hoet)
Hoet, qui n’a jamais craint de tenter l’impossible, voulait inviter Mohammed Ali et Mike Tyson pour attirer les foules à «sa» documenta IX, mais cette idée s’est rapidement avérée irréaliste. Finalement, ce sont deux noms moins prestigieux, les anciens boxeurs Henry Maske et Axel Schulz, qui se sont affrontés.
Lorsque le musée d’art contemporain S.M.A.K. a ouvert ses portes à Gand en 1999 sous la direction de Jan Hoet, il est monté sur le ring à l’âge de 63 ans pour affronter l’artiste américain Dennis Bellone, âgé quant à lui de 37 ans. Bellone était techniquement plus fort, mais Hoet était infatigable.
© D. Pauwels
L’arbitre Freddy De Kerpel, ancien boxeur, a dû intervenir à plusieurs reprises pour protéger Bellone. Le match s’est terminé sans vainqueur. «Une victoire pour l’art», a déclaré Hoet. Au S.M.A.K., il détendait ses muscles tous les jours en frappant une quinzaine de minutes sur un punching-ball rouge. Dans son bureau, deux paires de gants de boxe étaient accrochées au mur. «Une du temps de mes mains d’enfant, une du temps de mes grandes mains.»
Peinture physique
Des décennies avant l’arrivée de Mohammed Ali, la boxe était déjà l’un des sports les plus populaires du monde. L’action sur le ring et la perfection athlétique du corps du boxeur entraîné ont inspiré le monde de l’art. L’intérêt des artistes européens pour le sport de la boxe s’est accru dans le sillage d’artistes américains tels que Thomas Eakins et George Bellows. Il était lié à la réputation internationale de pugilistes tels que Georges Carpentier en France, Gustave Roth en Belgique et Bep van Klaveren aux Pays-Bas, qui n’étaient pas seulement représentés sur la toile ou le papier mais ont également reçu leur propre statue.
Dans le Paris de la Belle Époque, les styles les plus divers se sont multipliés. George Braque, lui-même fervent amateur de boxe et boxeur, qualifiait le cubisme de «peinture physique». Picasso, Braque, Derain et de Vlaminck n’ont pas seulement assisté à des combats de boxe, ils sont aussi montés sur le ring. Art du mouvement parfait, des coups fulgurants et des réflexes rapides, la boxe réunit tous les éléments qui ont inspiré les artistes d’avant-garde.
Pendant l’entre-deux-guerres est né dans la Ville Lumière l’amour de la culture noire, repris ensuite par des artistes néerlandais et belges. Le noir symbolisait la vie moderne. La musique de jazz est devenue populaire et les artistes néerlandais vivant à Paris peignaient également des héros noirs, dont des boxeurs et des danseuses célèbres comme Joséphine Baker. Le corps noir était célébré et vénéré comme une attraction exotique.
Isaac Israëls (1865-1934) a été le premier peintre néerlandais à s’y intéresser. Dans ses jeunes années, il avait son atelier boulevard de Clichy. Il y a peint notamment des artistes de cirque, des acrobates de foire et des boxeurs.
Dans les années 1914-15, il a réalisé trois peintures à l’huile du champion du monde poids lourd sénégalais Battling Siki: sur l’une on voit
le boxeur appuyé contre les cordes, sur la deuxième on le voit affronter un adversaire blanc et sur la troisième on le découvre pendant une pause dans son coin du ring.
Cette dernière œuvre, The Black Boxer, est la plus connue. En arrière-plan, on distingue vaguement les contours du public. La scène tout entière est représentée à coups de pinceau noirs et bruns. Le corps et le visage du boxeur sont un patchwork de tons brun clair et foncé qui varient du brun jaunâtre au brun rougeâtre. La toile capture un bref moment de repos entre deux explosions d’énergie. Le boxeur semble attendre la suite du match avec détachement, même si l’on peut se demander s’il y a bien eu un véritable combat. L’historienne de l’art Anna Wagner soupçonne en effet Israëls d’avoir loué une salle pour ses peintures de boxeurs et d’avoir invité un public à venir les regarder.
Outre Israëls, Jan Sluijters (1881-1957) et Kees van Dongen (1877-1968) ont également réalisé des portraits de boxeurs. Ce qu’Andy Warhol était à New York, Kees van Dongen l’a été dans le Paris des années 1920: un artiste mondain qui donnait de la couleur à la capitale française.
Durant un temps, Van Dongen y a partagé un studio avec Picasso. Il était connu non seulement pour son utilisation moderne de la couleur et de la peinture, mais aussi pour son style de vie. Les fêtes qu’il donnait dans son atelier étaient fréquentées par des stars du cinéma, des hommes politiques, des sportifs et des artistes célèbres.
Il organisait régulièrement des combats de boxe. Chroniqueur du beau monde, il a fait le portrait de femmes acrobates, de starlettes, de mannequins, de grandes amoureuses, de musiciens de jazz et de boxeurs de renommée mondiale comme Jack Johnson, le Mohammed Ali de son époque. Le portrait de Johnson n’est malheureusement pas l’une de ses œuvres les plus réussies.
Alors qu’il avait entamé sa carrière comme un peintre rebelle, Jan Sluijters a fini par être le favori de l’establishment. Il était surtout connu comme peintre de femmes, qu’elles fussent ou non dans un état de déshabillage avancé. Son séjour à Paris en 1906 a été pour lui d’une grande importance.
Avant de trouver son propre style, il a été influencé par le fauvisme et le cubisme. L’œuvre d’André Derain et de Maurice de Vlaminck l’a beaucoup impressionné. Ils sont devenus amis et il les accompagnait régulièrement à des galas de boxe. Outre les femmes noires, Sluijters considérait les boxeurs noirs comme les modèles nus idéaux. Jean Cocteau les qualifiait d’«adonis d’ébène».
L’un des portraits les plus impressionnants de Battling Siki est de la main de l’artiste flamand Prosper De Troyer (1880-1961). En vingt ans à peine, De Troyer a évolué du postimpressionnisme à l’expressionnisme personnel en passant par le futurisme, le cubisme et l’abstraction géométrique. Un exemple typique en est la toile Sicki (sic) de Bokser (Sicki (sic) le boxeur) de 1922, une œuvre monumentale sur laquelle un pugiliste anguleux aux épaules larges et aux vêtements démodés (pantalon) se défoule sur un punching-ball d’un air menaçant. Siki y est représenté comme une machine de combat noire, mais à ses pieds on découvre un petit panier de fleurs délicatement peint.
Entre art et kitsch
Dans l’art moderne, il y avait de moins en moins de place pour la figuration. Ce qu’on qualifiait autrefois avec dédain d’artisanat était soudain reconnu comme une forme légitime d’expression artistique. Tous les matériaux se prêtaient à la création d’œuvres d’art: l’acrylique, les plumes, le fer rouillé, le feutre, la graisse, la laine et même le sang humain ou les testicules d’éléphant. Ceux qui ne suivaient pas les tendances étaient taxés par les critiques de désespérément kitsch ou de passéisme.
Après la Deuxième Guerre mondiale, les représentations figuratives de boxeurs se sont faites rares. Et s’il y en avait, elles relevaient généralement de l’amateurisme domestique. Une exception: Kees van Bohemen (1928-1985), l’un des peintres néerlandais les plus complets du XXe siècle, connu pour ses grandes toiles colorées représentant des femmes, des athlètes et des motifs exotiques.
Le traitement expressif de la couleur était sa principale préoccupation, le choix du sujet étant de moindre importance. «Je ne veux pas travailler de manière anecdotique, je ne veux pas raconter des histoires en couleur», disait-il.
À vingt-quatre ans, Van Bohemen reçoit une bourse qui lui permet de se rendre à Paris. Il y passera cinq ans et se liera d’amitié avec des peintres du groupe Cobra tels que Karel Appel, Corneille et Bram Bogart. Il partagera un studio avec Corneille. À la fin des années 1950, il rejoindra le Nederlandse Informele Groep (Groupe informel néerlandais), auquel appartiennent également le boxeur amateur Armando, Jan Schoonhoven et Jan Henderikse. Ses peintures de courses de chevaux, de voitures, de cyclisme et de boxe sont nées sous l’influence de son séjour en Amérique, où il a fait la connaissance de l’expressionniste abstrait Jackson Pollock. Pour son Hommage aan Floyd Patterson (1966), l’une de ses peintures de boxeurs les plus réussies, il recevra le prix Wedgwood. Van Bohemen mourra d’une crise cardiaque à l’âge de cinquante-six ans.
«Ce qui compte, c’est le choc des muscles et de l’intellect»
«Les grands boxeurs ont la rage méthodique. Ou plutôt, il ne s’agit pas de rage. La foudre superbe», écrit le poète français Michel Deguy. Cette «rage méthodique», cette «foudre superbe», on la retrouve dans les tableaux du Flamand Sam Dillemans (° 1965). Comme peu d’autres artistes, il a exprimé sur la toile la combinaison de la force, de la beauté, de la violence et de la tragédie dans le noble art. Contrairement à la plupart de ses collègues qui se concentrent sur l’esthétique du corps parfaitement entraîné, Dillemans s’intéresse également aux aspects barbares de ce sport, comme le font aussi certains cinéastes ou écrivains.
Dans sa jeunesse, Dillemans a lui-même pratiqué le cyclisme et le foot. Son amour de la boxe est né dans les années 1970 «grâce aux combats et au charisme de Mohammed Ali». Il y a plus de vingt ans, il a commencé à boxer lui-même. «J’avais 37 ans à l’époque et j’étais un gros fumeur. Je suis passé par le purgatoire. Je ne pouvais pas me cacher. Sur le ring, j’ai appris à mourir. J’étais stressé. Qui ne l’a pas été? Même Tyson avait peur. Alors que tous les boxeurs noirs pâlissaient sous son regard… » Aujourd’hui, le Raging Bull de la peinture belge se maintient en forme en pratiquant le saut à la corde.
Ayant lui-même pratiqué la boxe, Dillemans peut, à partir de sa propre expérience, rendre parfaitement la force des mouvements et la dramaturgie d’un combat: «Tout comme un boxeur – même s’il a un talent naturel – doit s’entraîner méticuleusement à donner chaque coup, doit maîtriser chaque mécanisme avant de pouvoir appliquer avec succès sur le ring ce qu’il a appris, un peintre doit également apprendre la technique. Un boxeur qui néglige sa technique se fait battre. Il en va de même en art.»
Au cours de ses quarante ans de carrière, Dillemans a immortalisé des centaines de sportifs, de scientifiques, d’artistes, de musiciens et d’écrivains. Le mot clé est toujours son admiration pour les personnes exceptionnelles dans les domaines les plus divers. Avec la façon dont il dépeint les boxeurs sous les lumières crues du ring, le noble art n’a rien de ludique, rien de gracieux. «Il ne s’agit pas tant de produire des images ou des histoires que d’exprimer des formes et des émotions», explique-t-il. «Ce qui compte, c’est le choc des muscles et de l’intellect, le choc des corps. Lorsque je peins des corps, je me rapproche de mon cœur et j’essaie toujours de peindre le plus près possible du cœur.» Sous le pinceau de Dillemans, le ring devient une figure de style des drames que vivent les boxeurs au cours de leur carrière. Les coups de pinceau grossiers et l’éclairage rendent tangible l’atmosphère sanglante ou fleurie du combat.
Sur certaines des toiles de Dillemans, les boxeurs ne sont plus reconnaissables. Il ne reste plus que des torses qui se battent, qui s’envoient des «coups de poing qui font s’effondrer les murs des villes» (comme dirait Mike Tyson) et qui se dissolvent dans un flou abstrait. Les couches de couleur sont appliquées avec une énergie qui submerge la surface de la toile. Les détails de l’anatomie sont accentués, l’artiste rendant ainsi hommage aux vieux maîtres. «Regardez Rubens et sa descente de croix», dit-il. «Regardez comment il jongle avec les muscles et les tendons. Le Christ était pour lui un prétexte. Les vieux maîtres peignaient des corps musclés pour étaler leur connaissance de l’anatomie. Chez moi, les personnages portent des gants et un short, mais c’est la seule différence. Finalement, il s’agit de représenter au mieux toutes les facettes du corps. Et en sport, c’est dans la boxe qu’on peut le faire le mieux.»
Parfois, la douleur et la désillusion jaillissent de la peinture, comme dans le portrait de Joe Frazier après le Thrilla in Manila contre Mohammed Ali ou celui de Floyd Patterson après sa défaite contre Sonny Liston, des instantanés de boxeurs ravagés, humiliés, aux visages comme des cartes géographiques faites de sang et de bosses. Dans le documentaire que les réalisateurs flamands Sam De Graeve et Luc Lemaître lui ont consacré, Dillemans souligne qu’il ne veut pas faire de belles peintures. «Je veux faire quelque chose d’écrasant, de dévastateur, qui me fasse tomber à la renverse. Parfois, je m’en approche.»