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Une architecture institutionnelle complexe: le statut politique de Bruxelles

27 avril 2022 7 min. temps de lecture Labo BXL

Pour un non-averti, Bruxelles ne peut que susciter l’étonnement par la complexité de son architecture institutionnelle. Les institutions démocratiques bruxelloises sont le fruit d’une réponse aux tensions linguistiques entre francophones et néerlandophones des années 1960 et 1970. Elles sont pensées autour de ces contraintes et constituent le résultat d’un équilibre politique subtil. Aujourd’hui, plusieurs évolutions obligent Bruxelles à repenser sa gouvernance.

Bruxelles est une ville multilingue en territoire flamand, mais dont la langue parlée dominante est aujourd’hui le français. Capitale de l’Europe, de la Belgique, de la Flandre et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, elle dispose d’un statut officiel bilingue français-néerlandais. L’espace dont nous parlons est composé de dix-neuf municipalités, toutes dotées d’un conseil communal et d’un exécutif mené par un maire, renouvelés tous les six ans. Peu de mécanismes de protection de la minorité néerlandophone sont prévus à ce niveau de pouvoir.

Bruxelles héberge également deux niveaux de pouvoir supplémentaires issus de la fédéralisation de l’État belge. D’une part, la Région de Bruxelles-Capitale couvrant le territoire des dix-neuf communes, bilingue, est en charge des questions économiques et d’aménagement du territoire. Elle est dotée d’un Parlement bruxellois composé de 89 députés élus au suffrage universel direct tous les cinq ans, répartis en deux groupes linguistiques: soixante-douze francophones et dix-sept néerlandophones. En son sein, les décisions se prennent moyennant une double majorité, c’est-à-dire une majorité dans chacun des groupes linguistiques.

Le gouvernement régional est composé d’un Ministre-Président (francophone) et de quatre ministres (deux francophones et deux néerlandophones). La minorité néerlandophone bénéficie dès lors d’une protection importante au niveau régional: surreprésentation garantie en termes de nombre de députés, pouvoir de veto via le mécanisme de double majorité, et parité au sein du gouvernement.

À côté de la Région de Bruxelles-Capitale, deux Communautés (francophone et flamande) coexistent sur le territoire bruxellois. Elles sont en charge des questions liées aux personnes: culture, enseignement, soins de santé, etc. Les Communautés fonctionnent via une représentation indirecte: les soixante-douze députés francophones du parlement bruxellois composent la Commission communautaire française (parlement francophone bruxellois); les dix-sept députés néerlandophones composent la Commission communautaire flamande (parlement néerlandophone bruxellois).

Alors que la Région vient de fêter ses trente ans, Bruxelles a profondément évolué. Sociologiquement, Bruxelles s’est fortement ouverte à l’international. Politiquement, les tensions entre francophones et néerlandophones au sein de la Région sont devenues moins vives. Les représentants politiques ont largement accepté le compromis institutionnel autour des deux pierres d’achoppement: le contour des frontières de la Région (dix-neuf communes) et les mécanismes de représentation garantie de la minorité néerlandophone. Néanmoins pour certains, les institutions décrites ci-dessus, pensées à l’origine dans une perspective d’équilibre entre communautés linguistiques, ne reflètent plus la réalité de la ville et sont devenues un carcan. Elles sont peu lisibles, méconnues, et leur complexité est souvent pointée du doigt par les citoyens. Cette complexité nourrirait le manque de confiance envers les institutions; ces dernières cloisonneraient les citoyens en sous-communautés multiples, limitant la capacité de développer une citoyenneté propre à Bruxelles.

La remise en question de la structure institutionnelle bruxelloise dépasse le cadre citoyen et se joue aussi sur le plan politique. On a vu ces dernières années fleurir les listes bilingues lors des élections communales, mais aussi plus récemment lors des élections fédérales. Lors des élections régionales de 2019, certains partis ont contourné la règle des groupes linguistiques: afin de maximiser leur chance d’obtenir des élus, ils se sont présentés dans les deux groupes et des partis à composante largement francophone ont fait le choix de se présenter dans le groupe linguistique néerlandophone.

Toucher à Bruxelles vient mettre en cause une dimension d’un équilibre global, au risque de le faire tomber

Le statut institutionnel de la Région n’est cependant pas totalement resté inchangé. Au fil des décennies, la Région s’est progressivement imposée. Les réformes de l’État qui se sont succédé ont vu un approfondissement du transfert de compétences de l’État fédéral vers la Région. Dans le sens inverse, on assiste à un transfert plus subtil et plus lent de compétences des communes vers la Région.

Ces évolutions ne modifient cependant pas l’essence de l’architecture institutionnelle bruxelloise, remise en cause par certains. Les scénarios de big bang institutionnel les plus fréquents sont au nombre de trois: (1) suppression du niveau communal et transfert complet des compétences vers la Région; (2) fusion des plus petites communes pour en réduire le nombre; (3) défusion des communes en entités de proximité.

Ces propositions se heurtent néanmoins systématiquement à la difficulté de (re)penser une gouvernance conçue dans un équilibre communautaire. À l’interne, les communes sont présentées comme un rempart et tout basculement des communes vers la Région est systématiquement interprété comme un grignotage du pouvoir par la minorité néerlandophone. Toute réforme importante nécessite en outre un changement constitutionnel et dès lors un accord intra-belge. Or, toucher à Bruxelles vient mettre en cause une dimension d’un équilibre global, au risque de le faire tomber. Ces propositions alternatives représentent dès lors une forme d’impasse juridique et politique, et la complexité institutionnelle bruxelloise semble avoir encore un bel avenir devant elle.

Le scénario le plus probable serait celui d’un statu quo en termes de structure institutionnelle, assorti d’une répartition plus claire des compétences entre communes et Région au bénéfice de cette dernière.

Une dualisation politique croissante

Si la structure institutionnelle de Bruxelles est restée largement inchangée ces dernières décennies, il n’en va pas de même de sa structuration sociale et politique. Sociologiquement, Bruxelles s’est transformée. En vingt ans, elle a gagné l’équivalent de 300 000 habitants, pour en compter aujourd’hui 1,2 million. Cette croissance démographique profite essentiellement au nord-ouest de la capitale. Bruxelles s’est aussi internationalisée. En 2020, 65 % seulement de ses habitants avaient la nationalité belge. Près d’un quart (23%) sont de nationalité d’un des pays de l’Union européenne, et 12 % de nationalité non-européenne.

Ces évolutions s’accompagnent d’un processus de dualisation de la ville. On voit se développer une fracture socio-territoriale entre quartiers pauvres du nord et de l’ouest et riches du sud et de l’est. Politiquement, ces évolutions se marquent dans l’implantation territoriale des partis à Bruxelles.

On voit apparaître une forme de polarisation intra-bruxelloise. Le nord-ouest se caractérise par une domination des partis de gauche sur les questions socioéconomiques, à savoir le parti socialiste (PS), récemment concurrencé par le parti d’extrême gauche PTB-PVDA. Au sud-est, c’est le parti libéral MR qui domine, récemment concurrencé par les écologistes (Écolo). La division territoriale, socio-démographique et politique intra-bruxelloise apparaît de la sorte plus affirmée. Cette dualisation des implantations territoriales est un enjeu important pour les années à venir en termes de cohésion sociale.

Le défi de la participation et de la représentation politiques

À ce défi de la dualisation s’ajoute l’enjeu de (re-)connexion des citoyens à la politique. À Bruxelles, le corps électoral diffère suivant les scrutins, créant des citoyennetés à géométrie variable. Aux élections communales et européennes, il agrège les résidents belges et non belges (moyennant inscription préalable). Aux élections régionales et fédérales, le droit de vote est réservé aux résidents belges.

Avec l’internationalisation de la ville, le segment des résidents non-belges se trouve en croissance. Il représentait 29,7% de la population bruxelloise en âge de voter en 2012, et 32,7% en 2018. Dans certaines communes, cette proportion est proche d’atteindre la moitié du corps électoral potentiel.

Bruxelles fait face au défi de repenser sa gouvernance. La marge de manoeuvre est limitée

À titre d’exemple, Etterbeek comptait 44,8% d’électeurs potentiels non belges, Ixelles 46% et Saint-Gilles 48%. Ces électeurs sont exclus du processus électoral aux niveaux fédéral et régional. Et aux niveaux communal et européen, ils font peu la demande d’inscription comme électeurs, bien que ce chiffre soit en croissance. C’est donc une partie très importante de la population bruxelloise qui se trouve en dehors du processus de démocratie représentative.

À cette large proportion d’électeurs «hors-jeu» s’ajoutent les électeurs faisant le choix de ne pas s’exprimer. Bien que le vote soit obligatoire en Belgique, on constate à Bruxelles quinze à vingt pour cent d’abstentions selon la commune à l’occasion des élections législatives fédérales de 2019. Il faut encore tenir compte des bulletins blancs et non valides, qui représentent entre 5 et 10% des bulletins de vote déposés à Bruxelles en 2019. Ces proportions sont en croissance. Et la participation électorale est elle aussi touchée par le mouvement de dualisation territoriale évoqué plus haut: nettement plus faible au nord et à l’ouest qu’au sud et à l’est.

C’est ainsi que la moyenne des votes valables lors des deux derniers scrutins communaux bruxellois dépasse à peine un électeur potentiel sur deux. À Ixelles et Saint-Gilles, on descend même sous la barre des 50%. Se pose alors la question de la légitimité des institutions représentatives élues par une part si faible des Bruxellois.

Pour répondre à la dualisation sociale et politique à l’œuvre sur son territoire et à la déconnexion des Bruxellois des institutions de la démocratie représentative, Bruxelles fait face au défi de repenser sa gouvernance. La marge de manœuvre est limitée, mais ceci peut être compensé par une forme d’expertise en ingénierie institutionnelle développée au fil des années. Une telle réforme de la gouvernance à Bruxelles pourrait être l’occasion de penser au-delà des institutions représentatives classiques, par exemple en servant de vivier d’expérimentation d’innovations démocratiques inclusives de tous les Bruxellois dans leur diversité.

Emilie Van haute

Emilie Van Haute

professeure de science politique à l’Université Libre de Bruxelles

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