Une construction universelle de la vie : Connie Palmen aux «Assises internationales du roman» à Lyon
Le 21 mai, Connie Palmen, une des écrivaines néerlandaises les plus talentueuses d’aujourd’hui, participera au festival «Les Assises internationales du roman» à Lyon. En se basant sur ses écrits et sa personnalité, on serait tenté de penser que son œuvre tourne auteur du même thème: qui sommes-nous dans le regard des autres? On aurait tort pourtant de les réduire à cela. Les romans de Connie Palmen englobent toute la vie.
Une
idée répandue veut que la plupart des auteurs écrivent chaque fois
le même livre mais que seuls les vrais écrivains produisent une
œuvre: une construction ingénieuse, cohérente dans laquelle le
thème central de chaque roman, nouvelle ou essai – qui naturellement
font constamment référence les uns aux autres – reçoit un nouvel
éclairage. Si c’est le cas, cela vaut certainement pour Connie
Palmen (° 1955), dont la légende dit que son mémoire de fin
d’études contenait déjà en germe tous les textes qui allaient
advenir.
Le
mémoire en question s’intitulait Het
weerzinwekkende lot van de oude filosoof Socrates
( Le sort horrible de l’ancien philosophe Socrate.) Déjà
titulaire d’une maîtrise de lettres néerlandaises, obtenue avec
les félicitations du jury, Palmen décroche, avec ce mémoire, une
maîtrise de philosophie.
Nous
sommes sans défense devant les histoires qui se racontent sur nous,
dit Palmen. Mais nous n’en sommes pas responsables. Chacun de nous
a un nom public, qui dans le petit cercle de nos amis et
connaissances ou dans la grande arène de la société nous confère
une certaine réputation qui, en fait, ne dit rien de ce que nous
sommes véritablement, elle nous renseignerait plutôt sur ceux qui
parlent de nous. «La Palmen dont vous parlez, je n’en suis pas
responsable», conclut-elle.
Ce
rapport entre une fausse identité – symbolisée par le nom que tout
le monde connaît – et l’identité véritable se retrouve dans ses
romans. Cela va de la dangereuse attirance qu’exerce la célébrité
sur les harceleurs qui s’imaginent que, dans les entretiens à la
télévision et dans les romans, on s’adresse directement à eux,
ce qu’elle a traité dans Tout
à vous
(2005),
à sa quête de la vérité derrière la légende du couple qui a
peut-être fait couler le plus d’encre dans l’histoire de la
littérature: le Britannique Ted Hughes et l’Américaine Sylvia
Plath.
Ted
Hughes, dont Palmen ressuscite la voix pour nous, évoque la
question dès le premier paragraphe de Ton
histoire, mon histoire
(2018): Ces trente-cinq dernières années, je me suis résigné à
observer avec répugnance comment nos vies, nos vies réelles, ont
été englouties sous des torrents boueux de récits apocryphes, de
faux témoignages, de ragots, d’affabulations, de mythes, comment
nos véritables personnalités, qui sont complexes, se sont muées en
personnages stériles réduits à des stéréotypes taillés sur
mesure pour un public de lecteurs avides de sensations fortes.»
Une
introspection sans fard
Dès
son premier roman, Les
Lois
(1993),
Palmen a été au centre de l’attention. Une anecdote fameuse
raconte qu’un article n’ayant pas été livré à temps, la
rédaction du quotidien NRC
Handelsblad,
journal phare de l’élite intellectuelle des Pays-Bas, avait
décidé en dernière minute de placer une critique élogieuse de
cette débutante en première page de la rubrique Livres.
L’article avait éveillé la curiosité des lecteurs et Palmen
était rapidement devenue le sujet de toutes les conversations. Son
statut de personnalité néerlandaise a été ensuite conforté par
ses amours, tout d’abord avec le journaliste et présentateur Ischa
Meijer, puis, quelques années après la mort de ce dernier, avec
l’homme politique Hans van Mierlo. Sa relation avec ces deux hommes
attira la curiosité de médias qui, en général, ne s’intéressaient
pas particulièrement à la littérature. Peut-être aussi parce que
Palmen se livrait à une introspection sans fard dans ses romans.
Marie Deniet, personnage principal du roman Les
Lois,
et Catherina, alias Kit Buts, personnage principal de De
vriendschap
(De
l’amitié,
1995), sont, sans doute possible, ses alter ego. Quand elle décrit
le parcours de Kit, une élève peu motivée d’une école primaire
du Limbourg qui deviendra une étudiante passionnée à Amsterdam,
c’est son parcours qu’elle décrit.
C’est
avec I.M.
(1998) qu’elle va le plus loin. S’inspirant de son expérience
avec Ischa Meijer – le coup de foudre fut réciproque lorsqu’il
l’invita à son émission radiophonique -, elle décrit la force
d’un amour passionné entre un homme et une femme qui, dès le
premier regard, se savent destinés l’un à l’autre et la douleur
continuelle à laquelle ils sont condamnés si leur être ensemble
est perturbé – dans ce cas précis – par la mort. De nombreux
lecteurs, sinon tous, ont lu ce livre comme une autobiographie.
D’autant plus que Palmen utilise le véritable nom du journaliste
ainsi que le sien propre.
En outre, Palmen n’a pas hérité de la modestie proverbiale des
Néerlandais qui n’aiment pas sortir du lot et, quand cela arrive,
ont tendance à relativiser immédiatement leur prestation. Depuis
son entrée dans le domaine public, Palmen ne boude pas sa célébrité,
qu’elle trouve méritée. Elle écrit des romans riches,
stratifiés, dans lesquels chaque phrase participe à
l’approfondissement du thème et de l’intrigue. Pourquoi
devrait-elle être modeste? Elle y a mis le meilleur d’elle-même,
non? Et c’est, de toute façon, meilleur que la plupart de ce qui
se publie. Cette
fierté, cette confiance en soi transparaît dans son style. Palmen
peut, avec une aisance époustouflante, être grandiloquente dans les
thèmes essentiels. On le constate dès la première page de Ton
histoire, mon histoire.
Depuis son entrée dans le domaine public, Palmen ne boude pas sa célébrité, qu’elle trouve méritée.
Par
exemple dans des phrases qu’elle met en relief en leur accordant un
alinéa entier: «C’était vrai», «C’était elle ou moi»,
«Dans cette fureur dévorante qu’on appelle l’amour, j’avais
trouvé mon égale». Ou «Sa mort est ma mort». Et ce qu’il y a
d’extraordinaire, c’est que ça fonctionne. Comme le ton résolu
va de pair avec la profondeur et l’intensité, le lecteur se laisse
convaincre par le récit qu’on lui présente.
Le
travail des véritables écrivains
En
se basant sur son œuvre et sa personnalité, on serait tenté de
penser que tous les romans de Palmen tournent autour d’un même
thème: qui sommes-nous dans le regard des autres? On aurait tort
pourtant de les réduire à cela. Car Les
Lois,
roman dans lequel le personnage principal est une femme qui passe en
revue sept hommes ( désignés entre autres comme «l’astrologue»,
«le prêtre» et «l’artiste»), n’est-il pas une quête de
l’amour et de la place particulière que l’écrivaine pourrait
tenir dans le paysage littéraire?
L’œuvre
de Palmen englobe toute la vie. On le voit mieux, je pense, depuis
qu’elle a cessé de puiser le matériau de son expérience
littéraire dans sa propre existence. Lucifer (2011) est un roman à clé sur le compositeur néerlandais Peter
Schat, dont l’épouse a perdu la vie dans des circonstances
suspectes au cours de vacances en Grèce en 1981.
Ton
histoire, mon histoire est
en quelque sorte la traduction en prose de Birthday
Letters,
le recueil de poèmes dans lequel Ted Hughes, peu avant sa mort et
plus de trente-cinq ans après celle de Sylvia Plath, brise le
silence absolu dans lequel il s’était muré après le suicide de
sa femme.
Dans
les deux cas, le roman commence par les histoires que l’on raconte.
Ainsi que la narratrice de Lucifer
l’écrit, ce sont elles ( ajouté au fait qu’en les additionnant
on n’obtient pas une somme exacte) qui l’ont poussée à examiner
sérieusement le comment et le pourquoi de cet événement tragique.
Mais le roman traite-t-il uniquement de l’incognoscibilité de la
vérité de ces histoires? Évidemment pas. Comme le titre l’indique
– un renvoi à la pièce de théâtre éponyme de l’auteur
néerlandais du XVIIe
siècle, Joost van den Vondel, une icône aux Pays-Bas – le roman
traite surtout de l’orgueilleuse révolte contre les puissances
supérieures, la volonté de s’élever vers l’impossible, la
chute inévitable.
C’est pourquoi la narratrice comprend que derrière les histoires d’assassinat ou de suicide de l’épouse de Schat, se cache quelque chose de plus complexe. Et ne dit-elle pas, d’ailleurs, qu’aucun roman ne peut se contenter d’un seul thème? Ou d’une seule idée?
On
peut en dire autant de Ton
histoire, mon histoire.
Il ne s’agit pas, en premier lieu, d’un moyen de mesurer le
rapport entre la fiction et la réalité jusqu’au dernier chiffre
après la virgule, c’est une quête de la relation entre le désir
d’amour et le désir de mort. L’amour est-il assez fort pour
annihiler le désir de mort? Ou fait-il au contraire appel au désir
de se perdre, si fort que quand le désir diminue, on se tourne vers
une autre forme, la forme absolue de la disparition?
On ne rendrait pas justice à ces deux romans en les réduisant à un
seul thème. Le travail des véritables écrivains – et Palmen en est
indéniablement un – est irréductible. Leur œuvre est une
construction universelle, non pas d’un thème, mais de la vie même.