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Une crise permanente: L’Europe au XXIe siècle selon Geert Mak
compte rendu
Histoire

Une crise permanente: L’Europe au XXIe siècle selon Geert Mak

L'optimisme du début de ce siècle a laissé place à la peur et à la confusion après les attentats contre les tours jumelles, la crise bancaire, les nombreuses vagues de réfugiés, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. Mais peut-on connaître les grandes lignes de l'histoire quand on est en plein dedans? Alors que personne ne sait encore comment cela va se terminer? Dans Les rêves d’un Européen au XXIe siècle, Geert Mak s’attache à écrire l’histoire en cours.

L’écrivain et journaliste Geert Mak est l’un des pionniers néerlandais de la littérature non fictionnelle et l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages traitant de sujets historiques et politiques. Grâce à son talent de narrateur, Mak a rendu l'histoire de leur pays accessible à de nombreux Néerlandais. Ses livres Een kleine geschiedenis van Amsterdam (Une petite histoire d’Amsterdam, 1995) et De Eeuw van mijn vader (Le siècle de mon père, 1999) l’ont rendu immensément populaire aux Pays-Bas. En France, l’auteur est connu pour Que sont devenus les paysans? 1950-2000 Jorwerd, village témoin, ouvrage portant sur le déclin rapide de la culture paysanne, et Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle qui a connu un succès international.

Au début de l’année 1999, Geert Mak a quitté Amsterdam pour un périple d'un an à travers l'Europe afin d’assurer une chronique dans le quotidien néerlandais NRC. Jour après jour, il racontait une partie de l'histoire européenne du XXe siècle à partir d’un lieu spécifique, en ajoutant au récit historique ses observations personnelles et des entretiens avec des témoins oculaires et sans reculer devant des sujets tragiques tels Maidanek, Guernica et d’autres cicatrices laissées par les deux guerres mondiales. Son carnet de voyage a constitué la base pour Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle paru en néerlandais en 2004.

Explorer le siècle en cours

Ce formidable état des lieux de l’Europe autour de l’année 2000 connait depuis 2019 une suite avec Grote verwachtingen in Europa 1999-2019 qui a paru le 17 novembre 2022 en traduction française sous le titre Les rêves d’un Européen au XXIe siècle. On ne peut que louer Guillaume Deneufbourg, traducteur de cet ouvrage complexe comptant quelque six cents pages, pour nous avoir livré une traduction d’une grande fluidité, qui n’aurait été possible sans une certaine liberté par rapport à la langue source et va de pair avec une très bonne compréhension.

Des rives de Lampedusa au Moscou de Poutine, de la Catalogne séparatiste aux banlieues musulmanes de Copenhague, Mak explore à nouveau le continent européen. Il laisse la parole à différentes personnes : un banquier, un brexiteur, un maire, des réfugiés, des footballeurs dans la région frontalière russo-norvégienne, un cinéaste en Serbie, et au romancier hongrois György Konrád, tous témoins du changement rapide de notre monde à tous les niveaux.

Mélange de reportages, d'interviews, d'analyses et de commentaires, l’ouvrage est fait selon le même procédé que le précédent, mais tend plus encore vers une approche journalistique. La période traitée étant extrêmement récente, Mak n’a pu avoir ni la distance ni les sources nécessaires pour aboutir à une analyse ou synthèse définitive. Il reconnait que «L'historiographie a besoin de distance, après tout, laisser passer le temps reste le meilleur moyen de créer une vue d'ensemble». En prenant cela en compte, et en sachant qu’il a concédé à écrire ce livre seulement après beaucoup d’insistance de la part de l’éditeur, on peut dire qu’il s'est bien acquitté de la tâche.

Visitant de nombreuses régions, Mak couvre les développements majeurs des premières décennies de ce siècle. Ainsi, il parvient à nous rafraîchir la mémoire, à mettre de l'ordre dans le chaos du presque présent, à mettre autant que possible les événements en perspective et, au passage, à signaler les travaux pertinents de collègues écrivains. Malgré sa grande implication personnelle, il reste toujours précis et lucide dans ses commentaires.

L’ère de la méfiance

Pourtant, l’Europe en a connu des perturbations émotionnelles durant ces deux premières décennies de notre siècle! Si l’angoisse concernant le bug informatique de l’an 2000 s’est avérée heureusement injustifiée, d’autres préoccupations se sont révélées fondées. Pensons notamment aux craintes accompagnant l'introduction de l'euro, aux conséquences des attentats du 11-Septembre aux États-Unis, à la déstabilisation du Moyen-Orient, la crise des réfugiés, les tensions en Europe de l’Est consécutives à la dissolution de l’Union soviétique, la dérive autoritaire de l’EU après les référendums, le succès des partis politiques extrêmes, la crise bancaire, la «crise grecque» aggravée par l’éternel différend entre l'Europe du Nord et l'Europe du Sud, le Brexit, la crise sanitaire, la guerre en Ukraine, la pollution, la crise climatique et énergétique.

Dans la vision de Mak, qui est pourtant loin d’être un eurosceptique, ces évènements ne résultent pas de la fatalité, mais bien d’actions humaines. En lisant son livre, il devient également flagrant qu’aucune des crises qu’il tente d’analyser n’a été résolue. «Ces crises simultanées» conclut Mak, ont résulté en «un changement de paradigme au sein de l’Europe».

Les explications techniques du fonctionnement de l’Union européenne et de l’économie financière sont limpides et la description des changements sociaux, présentés par différents points de vue, efficace. Mak permet à ses lecteurs de mieux prendre la mesure de la métamorphose profonde de nos sociétés. Sans grandes thèses, sans fil rouge, ni conclusion définitive, il nous apporte les pièces d’un puzzle à travers lequel il nous montre subtilement comment l'optimisme qui régnait au début du siècle a été progressivement remplacé par l’angoisse.

Le sentiment de perte par rapport à l’Europe des années 1990, sous-jacent dans l’ouvrage, est bien illustré par un passage sur la France. En 1999, Mak avait l'impression de visiter «un pays très en avance sur le reste de l'Europe: trains rapides, connexions étendues à une sorte d'Internet avant l’heure [avec le Minitel, 1980-2012], des bons soins médicaux, une architecture futuriste. Aujourd'hui, [la France] a tout l’air d’une nation fatiguée, meurtrie par une série d'attentats, ayant du mal à se mettre au rythme de la nouvelle ère, à la recherche d'elle-même.»

Mak ne cache pas sa colère contre certains développements et décisions qui vont à l’encontre de la justice sociale et de la démocratie

L’auteur ne cache pas sa colère contre certains développements et décisions allant à l’encontre de la justice sociale et de la démocratie. Ainsi, il prend clairement position contre l’hégémonie financière et les conséquences de la crise bancaire de 2008 sur les contribuables. Méticuleusement, il dresse l’inventaire des causes de cette méfiance, manifeste en 2016: «La promesse de prospérité représentée par l'euro a été brisée par les crises et le chômage de masse. L'ambition politique d'établir, comme le voulait le traité de Rome, “une unité entre les peuples d'Europe” s'est brisée avec le populisme. Son message rédempteur a été démystifié par le terrorisme et les guerres en Syrie et en Ukraine. La gestion des réfugiés a été confié à la Turquie (et, plus tard, la Libye). Inutile de dire que le soutien de l'opinion publique au projet européen s'est amenuisé. Nous vivions (en 2016) encore avec les séquelles de la crise financière de 2008. Les revenus ont continué à baisser, le chômage et les inégalités ont continué à augmenter. Aucun banquier n'avait jamais été puni.» Les années suivantes, la méfiance concernant le projet européen a gagné toutes les classes sociales et alimenté la nostalgie, qui à son tour a été exploitée par les politiciens.

Au plus près des évolutions récentes

Paru d’abord en 2019 aux Pays-Bas, Les rêves d’un Européen au XXIe siècle n’est pas un livre fini. À chaque nouveau tirage ou traduction, Geert Mak tente de rattraper les évènements. Dans un long épilogue actualisé jusqu’en mai 2022, l’auteur se montre malheureusement moins critique et moins nuancé, en d’autres termes plus prudent ou «politiquement correcte», que dans le cœur de l’ouvrage terminé en 2019. En ce qui concerne la crise du Covid par exemple, il ne consacre pas un mot aux nombreux changements sociaux, politiques, technologiques et financiers promulgués au nom de la lutte contre cette maladie. Trois ans après le début de cette crise, un peu plus de distance aurait été de mise.

En l’état actuel, l’épilogue n’ajoute pas grand-chose par rapport à ce qu’on apprend au quotidien des médias au sujet de la politique sanitaire ou la guerre en Ukraine.

Malgré tout –ou peut-être est-ce malgré lui, car ne constate-t-il pas que nous vivons actuellement «dans un équilibre douloureux entre le cœur et la raison»?–, Mak défend toujours le projet européen et semble même se réjouir de la plus grande unification après chaque crise.

Toutefois, après avoir constaté dans les dernières lignes de l’épilogue que l’Europe est actuellement «unie et soudée» face à Poutine, il reste suffisamment perspicace pour nous mettre en garde contre le revers de cette situation. «Le “soft power” et les principes de tolérance et de cosmopolitisme qui font partie intégrante de l’identité européenne et qui constituaient les fondements sur lesquels les États membres de l’Union étaient parvenus à inscrire dans la paix leurs relations mutuelles (…) se trouvent aujourd’hui mis à mal.»

Geert Mak, Les rêves d’un Européen au XXIe siècle, traduit par Guillaume Deneufbourg, Paris, Gallimard, 2022.
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