Une francophone aux Pays-Bas: le mystérieux appel de l’entre-langue
Depuis 2012, l’écrivaine et traductrice suisse Élodie Glerum vit à Amsterdam. La confrontation avec certaines différences culturelles a-t-elle parfois été difficile et quels obstacles a-t-elle dû surmonter pour maîtriser la langue néerlandaise? Pour Élodie Glerum, c’est bien clair : apprendre une langue, comme y renoncer, est affaire de micro-traumatisme.
Dans mon enfance helvétique et francophone, tout ce qui était en néerlandais était relégué à la cave: BD, romans, 33 tours de la jeunesse de mon père. Quand je me cherchais un Bob et Bobette parmi ces trésors, ma mère commentait: «Tu lis un Suske en Wiske?» Qu’elle utilise le titre original était surprenant.
Elle avait enterré toute velléité de parler le néerlandais. La faute à mon grand-père: lors de leur rencontre, il ne lui avait adressé aucun mot dans une langue qu’elle aurait pu comprendre – il maîtrisait parfaitement le français. L’apprentissage des langues, autant que son renoncement, est une affaire de micro-traumatismes.
Ma mère avait tort sur un point: je ne pouvais pas «lire» Suske en Wiske. Certes, en me concentrant, des mots me rappelaient l’allemand, avec des ij et des aa, mais, dans l’ensemble, les phrases restaient des formules magiques. Un jour, mes sœurs et moi avons supplié notre père de nous apprendre sa langue. S’en sont suivies plusieurs séances studieuses, quoique pas adaptées à nos âges (entre 4 et 8 ans). Filer des listes de voc à trois gamines en début de scolarité était absurde, a glissé ma mère. Un peu vexé, mon père a renoncé.
J’ai miraculeusement conservé ces fiches, emportées dans ma valise quand j’ai déménagé à Amsterdam, en 2012. Les Pays-Bas, je les ai longtemps appréhendés par les clichés que mon père ramenait dans ses bagages, consciente du décalage avec la réalité. Il revenait avec des bouquets de tulipes, un sac bourré de gadgets pour touristes, ou ces photos d’hivers qui transformaient le paysage en tableaux d’Avercamp. Plus tard, le pays s’est invité aux fêtes footballistiques d’expats au bord du Léman.
© É. Glerum.
J’ai toujours détenu un passeport «Je maintiendrai» et une carte d’identité helvétique; je me considère comme Néerlandaise et Suissesse, à égalité. Dans l’imaginaire collectif, il existe un lien de causalité solide, parfois toxique, entre nationalité et langue, même à l’heure où la fluidité culturelle est plus représentative des réalités européennes et des personnes mêlées que nous sommes. En Suisse multilingue, j’entends souvent: «Il faut parler la langue pour mériter le passeport», alors que rares sont ceux et celles qui maîtrisent toutes les langues du pays. J’aimerais éluder cette question, mais la corrélation, mon inconscient l’a validée peu après mon arrivée à Amsterdam. Je devais renouveler mon passeport. Jusque là, j’allais sereinement à l’ambassade, un ou une stagiaire sautait sur l’occasion pour déverrouiller son français. Cette fois, terrorisée, je devrais puiser dans mes cours de néerlandais basique pour me débrouiller. La veille, j’ai minutieusement anticipé la conversation, mémorisé le vocabulaire. À l’hôtel de ville, j’ai commencé par m’excuser, dire que j’étais née à l’étranger, que je parlais à peine la langue. Et là, miracle bureaucratique: à part un sourire poli et une remarque, l’employée (qui n’avait jamais vu de passeport sans BSN), n’a pas dévié du script.
© É. Glerum.
Le néerlandais, ce fantôme discret, n’était pas complètement absent de mon enfance. En famille, le café insipide était du pipi d’hibou, traduction d’uilenzeik. Des inventions s’hybridaient à notre lexique, comme vliegboot, transposition de «bateau-mouche». Nous nous traitions d’eigenwijs, connaissions les jurons; chaque fois que mon père lâchait groetjes au téléphone, nous savions qu’il voulait abréger la conversation. J’étais aussi entourée de néerlandophones, ma prof de danse montrait les exercices en «diarrronale», avec ses «g» gutturaux.
En tant que francophone à Amsterdam, j’ai traversé des moments de flottement. L’abattement me gagnait en cas d’incompréhension; la honte si je baragouinais des mots et que la personne en face passait à l’anglais. L’apprentissage d’une langue n’est pas une expérience réconfortante. Sans tomber dans une psychanalyse de comptoir, chaque étape apporte son lot de troubles.
© É. Glerum.
Et puis, nous ne sommes que l’hôte de langues, même de la «nôtre». Ces tenues sont imprévisibles. Le néerlandais peut sortir facilement un soir, me trahir le lendemain. L’exemple de l’hôtel de ville est révélateur d’un autre phénomène: auprès des administrations, j’essayais de dissimuler que j’étais «hors-langue». Aurais-je fait profil bas avec un autre passeport? Probablement pas. J’avais l’impression, peut-être à tort, qu’on attendait un effort supplémentaire de ma part. Par mon métier de traductrice commerciale, je suis aussi habituée à l’effacement. En tant qu’auteure, j’opte souvent pour l’invisibilité, je laisse les voix de personnages écraser la mienne. Si nos points de vue divergent, je résiste à l’instinct de rébellion: je veux être possédée par une langue et consentir à cette soumission, convaincue qu’on peut trouver un plaisir dans ce rapport de domination. Est-ce le début du problème ?
Je n’ai pas vécu de «choc culturel», j’ai échangé un lieu de résidence dans un pays riche contre un autre pays riche. Les gens y sont aussi aimables et minables qu’ailleurs. Puis, faute de parler la langue, j’en détenais le bagage culturel – qui, ai-je appris, n’est qu’une construction. Malaise. Lorsque mon père n’est pas d’accord avec moi sur un sujet de société, il relève qu’il me manque des «nuances culturelles», ce que je trouve vexant. Pourquoi juge-t-il son argument plus valide? Une simple affaire de langue ?
Ma petite sœur a vécu un rappel brutal de la causalité fielleuse entre langue et nationalité. Un jour où elle était aux Pays-Bas pour un événement sportif, son enthousiasme a déchanté au moment de régler un article sur un stand de supporters: «Tu me parles anglais, pas néerlandais? Alors, t’es pas néerlandaise!» l’a recadrée le vendeur… oui, une affaire de micro-traumatismes. Quelques années plus tôt, sur les rives lémaniques, nous célébrions les victoires de l’équipe nationale de foot jusqu’à la malheureuse finale à Johannesbourg. Aucun-e expat orange hurlant à nos côtés n’aurait remis en question son appartenance.
Nous devrions pouvoir assumer l’hésitation entre les identités, inventer des points de contact dans ce flou de dissonances et de continuités… ce blob auquel nous tenons à donner le titre de «culture». Petite, j’énumérais les liens entre les Pays-Bas et la Suisse, à l’instar du Rhin ou de Belle van Zuylen, cette VIP émancipée du XVIIIe siècle que mes profs appelaient Isabelle de Charrière.
Une relation brumeuse rattache le château d’Hauteville, dans le village où j’ai grandi, à Amsterdam. L’un de ses lointains propriétaires était un banquier français établi là-bas. L’endroit est connu (localement) pour ses histoires de fantômes (le moulin et une chambre de bonne seraient hantés, personne n’a les clés pour ouvrir une trappe). Une amie y a vécu, j’ai observé les couloirs décatis, à la recherche de traces néerlandaises; rien ne rappelait cette filiation. Je rêverais d’un pont direct entre le français et le néerlandais. Le contact se résume souvent à des détails culinaires – comme l’eau de ma tante, une liqueur de jenever. Je marchais récemment dans un sous-bois où pullulait du cerfeuil sauvage ou des fous, je ne saurais pas les distinguer, en me demandant si kervel était une transposition de cerfeuil. Le nom dérive du latin, l’étape française est moins certaine (1).
Le néerlandais, ce fantôme discret, continue de me surprendre. En 2018, lors d’une résidence d’artiste aux Shetland, on m’a raconté l’importance de la présence néerlandaise jusqu’au XXe siècle, liée aux pêcheurs de hareng. Des mots comme kist et cabbi-labbi (de kibbelen) en témoignent. Avant de quitter l’archipel, je me suis rendue au musée. Le panneau «Je maintiendrai» de l’ancien consulat à Lerwick m’attendait à la sortie. L’entre-langue est une zone mystérieuse de disparitions et de retrouvailles.