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Une grande vitalité sous l’apparente immobilité: les primitifs flamands

25 octobre 2020 6 min. temps de lecture Les maîtres anciens

Il y a quelques années, l’artiste française Fabienne Verdier a entrepris un voyage fascinant vers des tableaux peints en Flandre entre 1436 et 1484. Un compagnonnage quotidien avec ces tableaux l’a poussée à engager un travail d’arpenteuse, de géographe.

J’ai eu le privilège d’être invitée par le musée Groeninge à Bruges, il y a quelques années, pour imaginer une série de tableaux et de dessins en écho à plusieurs des chefs-d’œuvre présentés dans les premières salles, consacrées aux primitifs flamands. Ceux qui ont la chance de visiter le musée Groeninge ou le musée de l’hôpital Saint-Jean échappent pour un temps aux bruits de la ville et aux dédales des ruelles et des canaux et se trouvent soudain, dans un silence contemplatif, face aux tableaux de Jan Van Eyck, de Hugo van der Goes, de Roger de La Pasture, de Hans Memling ou encore de Simon Marmion.

Plus de cinq siècles nous séparent de ces scènes ou de ces personnages peints au cœur de la nature ou dans des espaces intérieurs clos avec une intensité de pigment, une profondeur de couleurs et de glacis apposés en couches vibratoires successives, une profusion de détails et de plans, une audace de traits et de contours qui sont purement stupéfiantes.

La question des maîtres ou de l’hommage aux maîtres est un sujet souvent délicat dans l’art contemporain. Le regard vers le passé, ainsi que l’étude des sujets et des techniques que les générations précédentes ont explorés, sont considérés par certains comme une entrave à la modernité. Le monde de la peinture demande souvent à chaque génération de faire table rase de ses prédécesseurs.

La question des maîtres ou de l’hommage aux maîtres est un sujet souvent délicat dans l’art contemporain.

J’ai pour ma part décidé de faire un pas de côté et de former mon regard et mon esprit à d’autres champs de perception. C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à partir étudier les fondements du tracé spontané du pinceau dans la tradition chinoise. Dans cet acte de peindre à la verticale, la fluidité de la peinture, la capillarité du papier ou de la toile imposent une maîtrise et un détachement qui m’intéressaient pour pouvoir explorer de nouveaux territoires entre figuration et abstraction. C’est en côtoyant, pendant plusieurs années, les derniers grands maîtres ayant échappé aux sévices et aux exécutions de la révolution culturelle que j’ai pu recueillir certains de leurs savoirs ancestraux, dans lesquels l’expression picturale doit être au plus proche de la dynamique des forces à l’œuvre dans la nature.

Une richesse qui permet de découvrir de multiples dynamiques

Marguerite Yourcenar, pour qui Bruges a tant représenté, indiquait dans une émission de radio, de sa voix précise et ricochante: «Le coup d’œil sur l’histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter.»

Pour entreprendre le voyage vers ces tableaux peints en Flandre entre 1436 et 1484, après de nombreuses visites au musée, j’ai demandé à un ami photograveur de passer deux jours dans les salles pour affiner la chromie de chaque photographie des tableaux, afin de réaliser ensuite un tirage à l’échelle qui soit le plus fidèle possible aux couleurs et aux intensités de chacune des toiles.

Puis j’ai vécu plusieurs mois avec ces reproductions accrochées aux murs de l’atelier. J’avais même placé le Portrait de Margareta Van Eyck dans ma chambre, en face de mon lit. Ce compagnonnage quotidien avec les sujets, les compositions, les partis pris, les interrogations, les tonalités, les jeux et l’esprit de chaque peintre m’a poussée à engager un travail de chercheuse ou plutôt d’arpenteuse, de géographe. Dans des carnets d’atelier, j’ai consigné sous forme de notes, de collages, de croquis, les idées ou les analogies que m’inspirait la contemplation active de ces tableaux.

Pour chacun de ces chefs-d’œuvre, je me suis tour à tour intéressée à la composition, aux lignes de force, à certains détails, aux arrière-plans. Je me suis rendu compte que la richesse de ces tableaux permettait, à chaque changement de focale du regard, de découvrir de nouvelles dynamiques. Sous l’apparente immobilité de ces toiles, où les sujets apparaissent comme en apesanteur, saisis dans une temporalité instantanée qui semble figée, immobile, on découvre pourtant, tout au contraire, un élan d’une grande vitalité.

Dans les dentelles de la coiffe de Margareta, j’ai perçu une extraordinaire pensée labyrinthique. À la suite de Van Eyck, je me suis perdue avec jubilation dans ces méandres, ces respirations tortueuses où se cache un mystère, peut-être quelque chose de la racine de l’existant, du souffle de la vie.

Pour peindre cette Pensée labyrinthique, je me suis servie du blanc de titane, très dense, et Van Eyck m’a enseigné comment lui donner de la profondeur et des modulations de teinte grâce à des glacis de pigments très fins qui révèlent le relief du trait de pinceau et le nourrissent de lumière.

Dans ce temps du tableau en apparence suspendu, où les artistes du xve siècle se sont appliqués à peindre avec un niveau de détail inégalé, chaque pli et dépli des vêtements capte notre attention, et on perçoit presque la respiration des corps: dans La Vierge au chanoine Van der Paele de Van Eyck, une goutte de sueur perle au front du chanoine, la veine de sa tempe bat, les reflets du peintre lui-même apparaissent comme une image fantôme sur la cuirasse de saint Georges; dans le Triptyque Morel de Hans Memling, on plonge dans les réfractions, les turbulences et les miroitements de l’eau qui encerclent les pas de saint Christophe; chez Roger de La Pasture, c’est un paysage que j’ai pu découvrir dans les fractales d’un trait d’énergie de matière, en partant de la ceinture de Saint Luc dessinant la Vierge.

En tentant de rendre leurs personnages les plus vivants et les plus incarnés possible, les maîtres flamands nous offrent l’expérience de nous retrouver comme aimantés face à ces visages peints sur panneaux de bois qui semblent palpiter et nous interroger. Certains semblent à la fois infiniment présents et infiniment lointains, presque insaisissables. Comme si les compositions à partir d’une multiplicité de points de vue, et non d’un seul point de fuite comme ce sera le cas dans les générations suivantes, renfermaient des énigmes métaphysiques essentielles et nous poussaient à une sorte de méditation à la fois contemplative, intuitive et réflexive.

Lors du confinement, j’ai commencé à travailler sur le Retable d’Issenheim de Grünewald, conservé au musée Unterlinden
de Colmar, pour un projet d’exposition à l’automne 2022. Je suis sidérée par ce chef-d’œuvre de 1516 et ce qu’il nous enseigne, si l’on prend le temps de s’y égarer: c’est une méditation profonde sur le cycle de la vie et de la mort. Après avoir étudié les aberrations du cercle de lumière dans le panneau de la Résurrection, j’ai découvert dans mon jardin, dans la vibration aléatoire de l’air et de l’eau, des irisations que jamais je n’aurais pu apercevoir auparavant. Grâce à Grünewald, je m’interroge, et j’ose explorer le corps humain au contact du fluide de l’atmosphère du spectre arc en ciel de couleurs dans lequel nous sommes baignés.

Ainsi chaque détail qui nous surprend, nous intrigue, nous ouvre aux mystères du monde. La persistance rétinienne de ces tableaux nous donne accès à une réalité poétique enrichie, augmentée.

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