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littérature compte rendu

Une humanité entre deux fleuves

14 octobre 2020 4 min. temps de lecture

Abel J. Herzberg (1893-1989), juriste et écrivain issu d´une famille juive russe, naturalisé néerlandais en 1922, fut interné de 1944 à 1945 au camp de Bergen-Belsen. En 1950, il publia sous le titre Entre deux fleuves le journal qu´il avait rédigé durant cette période.

Fils d’immigrés russes, Abel J. Herzberg naît à Amsterdam en 1893, n’obtenant la nationalité néerlandaise qu’à l’âge de vingt-cinq ans, et commence une carrière d’avocat que l’invasion des Pays-Bas par les Allemands vient interrompre. Il est enfermé dans différents camps, avant d’arriver à Bergen-Belsen le 12 janvier 1944, lieu où sont notamment regroupés les Juifs possédant une double nationalité et ayant par conséquent une valeur d’échange pour les nazis. C’est le cas d’Abel Herzberg. Pensant être libéré rapidement, avant de voir ses illusions s’effondrer, il ne commence pas immédiatement son passionnant journal de captivité.

Il faut ainsi attendre le 11 août 1944, soit sept mois presque jour pour jour, pour qu’il entame un récit qui semble prolonger celui écrit par l’un de ses compatriotes, Philip Mechanicus, au camp de transit de Westerbork1. Nous y retrouvons la même rigueur dans la narration des faits, le même souci de rendre compte des faits et gestes du quotidien, à la manière des chroniques médiévales. Mais là où le journaliste mort à Auschwitz use d’une ironie cinglante, comparant «l’atmosphère de Westerbork» à «un studio de cinéma», l’avocat opte pour une écriture sans détour, décrivant l’horreur d’un camp en proie à une détérioration rapide des conditions sanitaires et humaines, liée à la surpopulation croissante à partir de novembre 1944.

Ce sont précisément ces mois que nous parcourons, Abel J. Herzberg ne cachant pas sa volonté de s’adresser aux survivants et aux générations futures: le «vous» intervient à plusieurs reprises au fil du récit. Les trois premiers mois, de la mi-août à la mi-novembre, couvrent à eux seuls près des deux tiers du journal. Les journées, difficiles et marquées par des morts encore quantifiables, dont les noms sont cités, sont rythmées par les appels de jour comme de nuit, les travaux, les nouvelles plus ou moins fantaisistes de l’IPA, cette agence de presse juive qui colporte les incertaines rumeurs connues «de source sûre», ou encore les décisions prises par la communauté juive.

En effet, de même que les Pays-Bas et Westerbork avaient leur Conseil juif, de même Bergen-Belsen a mis en place un «Conseil des anciens», qui s’est doté d’une commission judiciaire en charge de toutes les affaires qui relèvent du droit criminel et du droit civil. Comme juriste, Abel J. Herzberg en fait naturellement partie, endossant même la responsabilité « de toute la législation».

Avec la précision d’un homme de loi, il se fait greffier des cas traités et des décisions prises, analysant avec acuité et à de nombreuses reprises le sens d’une justice humaine rendue dans un contexte d’inhumanité. Ainsi de ces quelques lignes: «Nous partions de l’idée qu’il était d’une importance cruciale pour le camp qu’on puisse, dans la pratique, avoir accès, quelque part, à la justice, et à une justice pleine et entière […] appliquée de façon impartiale et sans la moindre considération d’intérêt personnel.» Mais ces élans d’humanité se heurtent à la faim, à l’indigence, à la cruauté des Juifs entre eux, si bien que l’idée même de justice, nécessaire pour conserver un semblant de dignité personnelle et communautaire, lui apparaît parfois, aux heures de désespoir, grotesque du fait de l’injustifiable écrasement qui a pour unique horizon «la gueule béante du crématoire».

Abel J. Herzberg déborde bien des journaux que nous avons pu lire sur la Seconde Guerre mondiale, en s’autorisant de longues et passionnantes réflexions sur Dieu, sur l’histoire – notamment sur la question des générations, enjeu biblique par excellence -, ou encore sur la mystérieuse unité d’un peuple que les Juifs peinent à reconnaître mais que leurs ennemis s’accordent à affirmer dès lors qu’il est question de les persécuter.

Il faudrait évoquer le caractère interminable de la cruauté, que le journal rend jusque dans sa forme elle-même: le récit se fait plus haché à partir de novembre, comme si le temps s’accélérait au rythme de la dégradation des conditions de vie, qui broient impitoyablement et indifféremment les résidents du camp, dont Anne Frank.

Bergen-Belsen est un lieu «entre deux fleuves», entre deux cultures (le nazisme et le judaïsme), expression qui rappelle autant le berceau civilisationnel de la Mésopotamie – l’histoire ne commence-t-elle pas à Sumer, selon la formule de l’historien Samuel Noah Kramer? – qu’elle renvoie au fameux thème des «deux voies», l’une menant à la vie et l’autre à la mort, thème qui prend sa source dans le Deutéronome et traverse les livres sapientiaux d’une Bible sur laquelle Abel J. Herzberg ne cessera jamais d’écrire, jusqu’à l’obtention du prestigieux prix P.C. Hooft pour l’ensemble de son œuvre en 1972 et sa mort en 1989.

ABEL J. HERZBERG, Entre deux fleuves. Journal de Bergen-Belsen (11 août 1944 – 26 avril 1945) (titre original: Tweestromenland), traduit du néerlandais par Bertrand Abraham, éditions Notes de Nuit, Paris, 2020 (ISBN 979 10 93176 18 5).
Note
Journal traduit du néerlandais par Daniel Cunin, éditions Notes de Nuit, Paris, 2016. Voir Septentrion, XLIV, 2015, n° 1, pp. 40-42 et XLV, 2016, n° 3, pp. 75-77.
Pierre-Monastier-dessin-de-Xiaokuo

Pierre Gelin-Monastier

critique littéraire
© dessin : Zhang Xiaokuo.

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