Implantée à Bruxelles depuis près de vingt ans, Passa Porta, Maison des littératures développe ses activités dans un contexte multilingue et multiculturel, à l’image de cette ville où toutes les langues et nationalités se croisent au quotidien.
«Multilinguisme et avenir: deux thèmes qui vont bien ensemble, surtout à Bruxelles!», s’exclame Ilke Froyen, directrice générale de Passa Porta, en dévoilant les nouveaux locaux de cette arrière-maison située en plein cœur de la ville qu’occupe la double association. Un bel agrandissement qui va permettre davantage de convivialité, de brassage et d’échanges entre les acteurs et actrices de la scène littéraire…
Depuis sa création en 2004, Passa Porta œuvre sans relâche à rendre accessible la littérature belge et internationale dans le contexte bruxellois. Pour ce faire, deux organisations littéraires, l’une francophone et l’autre néerlandophone, travaillent ensemble dans un même lieu, situé rue Antoine Dansaert.
«Nous sommes une Maison des littératures à Bruxelles et nous avons la profonde conviction que Passa Porta n’aurait pas la même existence ailleurs», déclare Adrienne Nizet, directrice adjointe. «Nous voulons être à l’image de notre ville, où cohabitent 181 nationalités. Une ville dans laquelle presque toutes les langues du monde sont parlées. Une cité de près d’un million d’habitants et au moins autant d’histoires!» En coulisses, un important travail proactif est réalisé pour favoriser l’inclusion et la diversité par l’implication de Passa Porta dans différents réseaux de politique culturelle: «C’est une action qui n’est pas visible pour le public mais dont l’impact est avéré et durable», affirme la directrice adjointe.
Le nom même de Passa Porta est une invitation à «passer la porte». C’est aussi une référence à la notion de passeport et, à travers elle, au franchissement des frontières: «Nous sommes une Maison des littératures internationale, ce qui se concrétise à travers notre programmation et l’implication de réseaux européens et internationaux», déclare Adrienne Nizet. Passa Porta fait notamment partie du réseau ICORN, qui rassemble quelque soixante-dix villes pour soutenir les écrivains en exil.
En coulisses, un important travail proactif est réalisé pour favoriser l’inclusion et la diversité par l’implication de «Passa Porta» dans différents réseaux de politique culturelle
La maison participe aussi au projet CELA d’accompagnement de jeunes auteurs et autrices, traducteurs et traductrices et programmateurs et programmatrices européens. L’institution se veut aussi une «Maison des littératures d’aujourd’hui», qui (re)présente la littérature belge et internationale via une programmation saisonnière ainsi que des actions d’envergure comme son festival bisannuel, dont la dernière édition a eu lieu en mars 2021, ou des projets spécifiques comme City of Stories, récolte d’histoires à partager dans l’espace public, ou Courage, initiative lancée pendant la pandémie sous forme de nichoirs poétiques disséminés dans la ville: une carte blanche à des auteurs et autrices invités à écrire ce que leur inspirait ce mot, du souvenir à l’anecdote en passant par la réflexion plus métaphysique…
«Nous sommes également tournés vers l’avenir via le développement de talents littéraires», ajoute Adrienne Nizet: résidences d’auteurs et autrices, collège de traduction de Seneffe (dans le Hainaut belge), créations et commandes de textes ou de traductions: la volonté de soutenir les nouvelles voix de demain prend différentes formes, toujours plus inventives. «Notre objectif est de cocréer avec les auteurs et autrices, de nous mettre à leur écoute pour faciliter la mise en route de projets nouveaux, qui peuvent s’intégrer dans le cadre de nos actions», précise Adrienne Nizet. C’est ainsi qu’a été lancée l’an dernier la Bourse Jacques De Decker, destinée à faire décoller les idées dans le domaine littéraire en laissant la place à la créativité et à l’expérimentation.
Un statut particulier
En 2016, Passa Porta a redéfini les statuts des deux associations sans but lucratif qui la composent, ce qui constitue une grande nouveauté: «Nous fêterons nos 20 ans en 2024 et le projet est de partager nos archives d’ici là!», lâche Ilke Froyen. La construction même de cette Maison des littératures est unique sur le plan du multilinguisme bruxellois: «Nous sommes avant-gardistes dans notre construction juridique car nous représentons deux associations – l’une francophone, l’autre néerlandophone – qui travaillent ensemble, avec les mêmes objectifs. C’est à la base même de la création de Passa Porta en 2004. Adrienne et moi sommes les seules à avoir un mandat pour les deux organisations.»
L’origine de Passa Porta remonte à la fin des années 1990, quand l’association néerlandophone Het Beschrijf a décidé de rassembler des partenaires bruxellois pour montrer la richesse littéraire de la ville. Une initiative qui s’incarne dès 1998 dans un festival littéraire et la création d’une ambitieuse Maison des littératures, qui n’avait jusque-là pas d’équivalent – sauf en Norvège. «Cela n’avait pas de sens d’avoir des ambitions internationales pour Bruxelles en restant uniquement néerlandophone», rappelle Ilke Froyen: «Pour créer une vraie maison internationale, qui lie tous les publics de la ville, il fallait deux associations qui représentent les deux cultures en Belgique, les deux communautés.»
D’où la création à cet effet de l’association francophone Entrez lire en 2004, chapeautée par la Fédération Wallonie-Bruxelles – à l’époque encore Communauté française de Belgique: «Au départ nous avions deux associations distinctes possédant une même adresse, avec une collaboration d’agents tournés vers chaque communauté. Depuis lors, nous sommes devenus une seule et même équipe avec un projet commun.» D’autres modèles multilingues existent à Bruxelles, comme le KunstenFestivalDesArts
ou la Zinneke Parade, mais Passa Porta est unique en son genre: «C’est lié aux subventions que chaque communauté alloue aux opérateurs littéraires – la Fédération Wallonie-Bruxelles d’une part et Literatuur Vlaanderen d’autre part. Le fait que les deux associations travaillent ensemble est aussi soutenu par les communautés», précise Adrienne Nizet.
Le multilinguisme, une réalité quotidienne
Pour Ilke Froyen, le multilinguisme est une réalité intrinsèquement liée à la littérature: «Ce qu’on cherche quand on écrit, c’est la nuance. C’est cette quête de la parfaite manière de s’exprimer qui offre la possibilité de mélanger les langues entre elles quand c’est nécessaire!» À Passa Porta, ce multilinguisme prend vie de mille manières, y compris les plus quotidiennes: «Chez nous, prendre un café est déjà une expérience multilingue. Cela permet de parler avec des gens qu’on ne connaît pas, de créer des liens spontanés avec des auteurs et autrices de cultures et de langues différentes. Le nouvel espace de co-working
que nous allons bientôt mettre en route va susciter ces contacts plus facilement qu’auparavant.»
Le multilinguisme est une réalité intrinsèquement liée à la littérature (Ilke Froyen)
Cette réalité unique et propre à la Belgique apparaît très exotique aux Français de passage, surpris de voir avec quelle facilité les gens se côtoient. «Tout le monde ici parle sa propre langue et, en général, les équipes parlent trois langues – français, néerlandais et anglais. Travailler dans cette réalité donne une implication spécifique: la réalité de l’autre est prise en compte dans chaque discussion», explique Ilke Froyen. Pour Adrienne Nizet, cette réalité est très différente de tout ce qu’elle a pu connaître précédemment: «J’ai découvert un autre Bruxelles en travaillant ici. Il est essentiel de réaliser que cette ville n’est pas seulement bilingue mais multilingue, et ça se vit au quotidien dans la maison: on propose à tous les auteurs et toutes les autrices de parler dans leur langue et on fournit au public le moyen de les comprendre par la traduction simultanée.»
Un bel exemple? La transcription poétique par Rua Breathnach d’une longue déambulation à travers Bruxelles, publiée en 2020 sous le titre The City Next Door. Tel qu’il a paru aux éditions MaelstrÖm reEvolution, ce poème comporte des passages en lingala, en français, en turc, en italien, en roumain, en néerlandais, en irlandais, en allemand et en grec. Il a donné lieu à une lecture exceptionnelle au Passa Porta Festival sous la forme d’une performance poétique polyphonique, plurilingue et illustrée, où s’est aussi glissé de l’arabe marocain.
«Bruxelles n’est pas juste bilingue ou bicommunautaire», insiste Adrienne Nizet. «On remarque qu’il y a beaucoup plus de anderstaligen – un mot qui désigne les locuteurs d’autres langues et n’a pas d’équivalent en français – que l’image qu’on en a. Passa Porta est au carrefour de ces nombreuses langues. C’est important de sentir et de vivre cette réalité-là.»
Ainsi, en 2019, quand Olga Tokarczuk est venue s’exprimer dans le cadre du festival, la salle était remplie par la communauté polonaise. «Il arrive qu’on reçoive un auteur ou une autrice avec une traduction simultanée et qu’on se rende compte qu’énormément de gens dans la salle comprennent et parlent la langue en question.»
Dans ce contexte, il n’est pas un hasard que Passa Porta héberge l’une des meilleures librairies multilingues de Belgique. Le Passa Porta Bookshop propose un grand choix de qualité en romans, recueils de poèmes, essais, livres pour enfants et la jeunesse, la non-fiction… C’est dans ce bel espace éclairé par la lumière naturelle émanant d’une verrière zénithale qu’ont lieu les rencontres avec les auteurs et autrices invités à rencontrer le public bruxellois.
© E. Avetisyan
Qu’en est-il pour les auteurs et autrices invités à rencontrer ce public varié? Pour Lize Spit, autrice flamande vivant à Bruxelles, il y a peu de lieux culturels en Belgique qui permettent de se rassembler dans une salle composée de francophones et de néerlandophones, avec la particularité que toutes les rencontres sont traduites en temps réel: «C’est assez magique», témoigne l’autrice de Débâcle, qui a participé deux fois au Passa Porta Festival et a récemment collaboré à la soirée Stories & Juke-Box #2 organisée par Passa Porta
et (le théâtre) Le 140.
En 2021, elle a également contribué à une étape symbolique importante pour l’union – la réunion? – des littératures néerlandophone et francophone de Belgique: le très médiatisé «mariage littéraire» avec le romancier et chroniqueur radio Thomas Gunzig. «Passa Porta est un lieu de rencontre physique mais aussi émotionnel, qui m’a permis de découvrir et d’échanger avec d’autres auteurs et autrices belges francophones, tout comme avec le public. C’est une très belle chose que cela existe.»