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littérature

Une nouvelle d’Astrid Roemer: «La nuit dernière, j’ai rêvé que je te montrais mon temple»

Par Astrid H. Roemer, Daniel Cunin, traduit par Daniel Cunin
29 septembre 2021 9 min. temps de lecture Trésors cachés

Née en 1947 à Paramaribo, Astrid Roemer est l’une des voix les plus importantes des lettres d’expression néerlandaise qui nous viennent du Suriname. Ses écrits n’ont pas encore été traduits en français. La nouvelle «Gisteravond droomde ik dat ik je mijn tempel liet zien» est présentée en traduction inédite.

Astrid Roemer a passé une partie de sa vie dans son pays natal, mais a aussi vécu nombre d’années aux Pays-Bas et ailleurs en Europe occidentale (Gand, Rome, Édimbourg…). En un demi-siècle, elle a construit une œuvre – poésie, prose romanesque, théâtre… – d’où émerge, outre un intérêt réel pour la politique et la condition des personnes de couleur, un thème en particulier, à savoir l’exploration du mystère qu’est le fait d’être une femme.

Son œuvre a été couronnée par les deux principales distinctions qui peuvent revenir à un écrivain néerlandais: le prix P. C. Hooft (2015) et le triennal prix des Lettres néerlandaises (2021) qui devait lui être remis cet automne par Philippe, le roi des Belges, cérémonie annulée en raison d’une prise de position récente de l’autrice sur les années de la dictature de Desi Bouterse.

Si quelques titres d’Astrid Roemer ont été transposés en anglais et en allemand, aucun n’est à notre connaissance disponible en français. Le présent texte, «Gisteravond droomde ik dat ik je mijn tempel liet zien», qui mêle vie intime et milieu éditorial –il y est question d’une rencontre avec sa consœur Alice Walker organisée par les éditions In de Knipscheer des frères Jos en Franc– a paru en 1990 dans la revue lesbienne Lust en Gratie.

La nuit dernière, j’ai rêvé que je te montrais mon temple

Ça se passe un jour où il m’est plutôt difficile de quitter la ville; ma compagne et moi étions en très bons termes, mon travail de conseillère municipale et d’auteur me prenait au dépourvu et – ma mère était à portée de cœur.

Mais, avec la persévérance et l’affabilité qui lui sont coutumières, Jos Knipscheer était parvenu à m’intéresser, ceci nota bene par l’intermédiaire de mon répondeur, à la réception qu’il donnait en l’honneur d’Alice Walker. Bien entendu, j’avais reçu l’invitation des semaines à l’avance, cependant je ne voyais aucune raison de me mêler à l’agitation qui allait entourer la romancière.

Alors que nous sommes en train de répartir les tâches –ma compagne, son fils et moi–, ma mère me téléphone pour me dire que, pour la première fois depuis bien longtemps, elle a enfin cuisiné un moksi-alesi
dont elle s’apprête à m’apporter une portion.

Une pointe de déception a percé dans sa voix quand elle a compris que j’étais sur le point de me rendre à Amsterdam –et que j’apprécierais grandement qu’elle en fasse livrer trois fois plus à mon adresse, puisque mon amante et sa progéniture séjournent chez moi, ceci pour rendre mon jardin présentable.

Quelques difficultés d’ordre pratique surmontées, j’ai raccroché –et alors que je me rassasie par anticipation du plat créole avec lequel je terminerai, tard dans la soirée, ce vendredi, je prends chaleureusement congé de ma compagne.

Une fois dans le train, je laisse enfin libre cours à mes pensées ainsi qu’à mes sentiments à propos d’Alice Walker –et des accueils qu’on lui réserve. Je ne peux m’empêcher de songer à l’aversion qui me saisit quand je reçois des invitations de l’étranger et au désir d’être un jour à même de pouvoir et de vouloir les accepter.

Au moment même où Orsyla Meinzak me traverse l’esprit, la peine m’assaille: cette femme de théâtre du Suriname qui m’a pour ainsi dire forcée à écrire un monologue pour le personnage qu’Alice Walker a portraituré en y mettant tellement d’elle-même: Sister Shug!

Puis: nuit après nuit, Orsyla M. s’employant à donner vie à ce personnage sur diverses scènes du pays –elle s’est même envolée jusqu’à Paramaribo pour jouer cette pièce, Purple Blues.

Un soir, sur une scène d’Amsterdam –alors que Shug, sous la lumière des projecteurs, se perdait dans un coup d’œil rétrospectif, Orsyla Meinzak s’est effondrée, malade à crever. Le lendemain, elle est morte dans un hôpital de la ville, seule.

Me remémorant l’arc-en-ciel de succès que Mme Meinzak a recueilli avec son personnage préféré et la reconnaissance qu’elle a emportée, je l’espère, au-delà de la Vie, je m’approche d’Amsterdam. Et ça ne manque pas, ça ne manque pas –je ne reste pas insensible: un horripilant sentiment d’excitation qui ne pourrait se comparer qu’avec les vibrations que l’on éprouve lorsqu’on tombe amoureux. Car j’aime autant Amsterdam que La Haye, leur beauté respective les rapprochant.

Dans cet état d’esprit, je me laisse conduire au Singel. Le hasard veut que j’hérite d’un chauffeur noir qui n’a aucune envie de respecter les moindres règles de courtoisie: il enchaîne les renvois de bière sans pour autant s’excuser et, à la moindre occasion, balance des grossièretés aux autres usagers de la route.

Tout en semblant prêter attention aux éloges qui se succèdent, elle s’imprègne de ce qui l’entoure et je trouve difficile de me manifester

Aussi, en arrivant au bord du canal devant la maison d’édition In de Knipscheer, je me suis empressée de payer la course avant de me retrouver quelque peu déconcertée dans le bâtiment.

Mme Walker venait d’accoster le quai. Même si j’ai croisé des connaissances, leur accordant l’attention nécessaire, je me suis hâtée vers l’endroit où des flashs ne cessaient de crépiter.

Elle était là: en rien la fille qui figure sur la jaquette de ses livres; en rien chic ou glamour, à la différence de Toni Morrison; en rien provocante ni dernier cri, à la différence de Buchi Emecheta; sans compter qu’elle ne s’est pas noyée, pour sa part, dans ses innombrables dollars américains!

Elle est là, habillée très sobrement; seul son regard attentif trahit l’aisance matérielle.

Tout en semblant prêter attention aux éloges qui se succèdent, elle s’imprègne de ce qui l’entoure et je trouve difficile de me manifester.

À ce moment-là, nous, femmes noires, avons manqué de répartie si ce n’est que j’ai fait part à Alice Walker de ce que je considérais comme mon devoir: notre éditeur, quel sacré bonhomme blanc!

Combien de fois ne me suis-je pas trouvée dans cette situation: vulnérable et aspirant à une personne invisible parmi les invités, une sorte d’ange qui me protégerait à tout instant?

Assez vite, je remarque l’homme et la femme qui s’attachent à ne pas perdre Walker de vue.

Alors que Jos K. la rejoignait, je me suis avancée; il a établi le lien entre nous d’une façon qui nous a toutes les deux inhibées: Alice, Buchi, Astrid –les trois femmes qui marchent très bien dans mon fonds!

À ce moment-là, nous, femmes noires, avons manqué de répartie si ce n’est que j’ai fait part à Alice Walker de ce que je considérais comme mon devoir: notre éditeur, quel sacré bonhomme blanc! Rougissant, celui-ci s’est éloigné. Alice W. m’a alors demandé de prendre place à son côté pendant la table ronde.

Une sensation inoubliable: Astrid au côté d’Alice, tout près d’elle comme s’il n’en avait jamais été autrement.

Je connais le son de sa voix, le rythme auquel elle dissocie les mots les uns des autres, ses silences ainsi que ses réponses avant même qu’elle ne les formule.

J’ai eu l’impression qu’on venait de quitter le même rêve le temps de s’entretenir avec d’autres personnes et avant de repartir, satisfaites, et de reprendre nos quartiers dans le rêve en question.

À un moment donné, elle ne peut s’empêcher de rire et pose doucement une main sur la mienne: il est dès lors plus manifeste encore que nous sommes comme en dissidence avec l’auditoire.

Qu’est-ce que j’en avais à faire des questions qu’on lui posait: autour d’Alice Walker, il y a des femmes qui sont venues la rencontrer et la présence d’Astrid Roemer était indispensable.

Sur le chemin du retour, la discussion entre Ellin Robles, Ineke van Mourik et moi-même se répercute dans ma tête, un plaidoyer passionné en faveur des liens entre Amour et Sexualité. Assise sur la banquette élimée, je comprends que l’événement de l’après-midi a naturellement pu déclencher une telle conversation: Alice W. nous a parlé des valeurs qui, au sens propre comme au sens figuré, font de nous des êtres humains.

Songeant à mon plaidoyer en faveur du romantisme, je grignote un morceau de chocolat du gâteau que j’ai acheté pour ma chérie chez Americain, sur la Leidseplein, signe silencieux du suave désir que j’éprouve pour elle.

Le feu agréable qui me tenait chaud vient de se transformer en un incendie: mes proches n’ont-ils toujours pas compris que c’est moi que j’aime en premier lieu et avant tout?

En même temps, je pense à Anja Knipscheer, notre hôtesse tellement cordiale et entière. Je vois devant moi: Els K., cheveux courts, tellement juvénile; je me rends compte à quel point elle est restée réservée et attentive toutes ces années. Je pense aux deux frères et à la façon dont, tombant et se relevant, ils persévèrent.

Nous avons tous vieilli, nous avons acquis de l’expérience et sommes souvent plus durs les uns envers les autres. Malgré tout: nous sommes là les uns pour les autres dans les moments importants comme en cette fin d’après-midi avec Alice Walker.

En rien à court d’inspiration, je me laisse conduire chez moi: d’abord gâter ma compagne avec le gâteau au chocolat puis passer moi-même à table –après tout, le moksi-alesi est le plat avec lequel maman me reconnaît en tant que sa fille parce qu’elle sait que j’en raffole et que je lui donne la priorité sur tous les autres!

Mais: alors que je dispose des parts du gâteau sur un plat en porcelaine et les orne d’une touffe de chantilly et du souffle de ma dévotion –tout en m’informant staccato du plat à base de riz, je prends une claque: ta mère a pensé que tu apprécierais sûrement qu’elle partage ta part entre mon fils et moi –après tout, n’étais-tu pas partie à Amsterdam?!

Le feu agréable qui me tenait chaud vient de se transformer en un incendie: mes proches n’ont-ils toujours pas compris que c’est moi que j’aime en premier lieu et avant tout?

Furieuse –jurant et crachant, je suis allée prendre un bain: eau chaude, sel de mer, lavande. Il s’agissait de nettoyer une plaie: pourquoi tout le monde croit-il toujours que je n’ai besoin de rien!?

Je venais de couper brusquement le contact entre le monde extérieur et moi-même. Mon amie se déplaçait dans l’appartement comme un nuage de fumée. Une fois que je me serais calmée, elle aurait disparu. Mais comment allait-elle pouvoir assouvir ma faim de tambouille maternelle?!

Pleurant, je me suis coulée entre les draps –et en guise de consolation, mes pensées ont cherché le souvenir d’Alice Walker. J’ai trouvé le livre qu’elle m’avait dédicacé en grandes lettres hérissées –et je l’ai ouvert.

En moins de rien, j’ai glissé dans le temple: un rouge corail chaud, la couleur de la terre, peints en haut tout du long des ornements en nombre – dont beaucoup, turquoises et bleu foncé, ressemblant aux symboles indiens de la pluie et de la tempête.

Et –j’ai dû m’endormir, m’absenter pendant des heures avant d’être réveillée par une grandiose sensation de plaisir qui gravitait autour de mon cœur, comme si mon sang se réchauffait et bouillonnait: une sensation pareille à un orgasme, mais dont le centre se trouverait dans le muscle cardiaque.

Des lambeaux d’images oniriques me sont revenus: des femmes portant des châles bariolés se tenant autour de mon lit; leurs visages aux pigments accentués sont figés –mais leurs yeux, leurs yeux sont des mirages, comme la mer des Caraïbes, comme l’eau des criques au plus profond de ma terre natale; une sensation vertigineuse d’harmonie et de concorde jaillit alors en moi: Miss Lissie, Carlotta, Zedé, Arveyda, Fanny, Mama Cilie, Mama Shug.

J’ai dormi trop longtemps. Mais je suis guérie. Et bon sang, c’était la fête des mères quand j’ai pu à nouveau me montrer au monde.

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Astrid H. Roemer

écrivaine

Daniel Cunin

Daniel Cunin

traducteur littéraire

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