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littérature

Une nouvelle «vague» littéraire flamande en Belgique francophone

26 avril 2024 10 min. temps de lecture Entre voisins: Wallonie et néerlandophonie

C’est une évolution frappante: les auteurs belges d’expression néerlandaise sont plus présents en traduction qu’auparavant en Belgique francophone. Des auteurs comme David Van Reybrouck, Tom Lanoye, Stefan Hertmans, Lize Spit, Bart Van Loo ou Brecht Evens, pour n’en nommer que quelques-uns, ne sont certainement pas inconnus dans la partie francophone du pays. À quoi cela est-il dû? Quels sont les genres les plus traduits? Les réponses, chiffres à l’appui.

Le 17 mai 2023 à Bruxelles, Tom Lanoye a reçu de l’ambassadeur de France en Belgique le titre de chevalier des Arts et des Lettres. L’ambassadeur a loué Lanoye pour son «talent unique de construire des ponts entre les cultures française et flamande». Dans ses remerciements, Lanoye en a attribué le mérite à son traducteur Alain van Crugten: «Si je suis chevalier, alors Alain est maréchal».

La traduction est –dans un contexte de diversité culturelle accrue et face aux flux migratoires à l’échelle globale– un pilier crucial de passage, communication et transmission. Cela vaut notamment entre néerlandophones et francophones en Belgique, particulièrement lorsque la connaissance mutuelle de la langue de l’autre fait défaut. Mais qu’en est-il des livres traduits du néerlandais aujourd’hui en Belgique francophone? Peut-on parler d’une meilleure représentation des auteurs flamands dans la moitié sud du pays?

Des chiffres intéressants

Un premier baromètre concerne l’offre d’ouvrages traduits sur le marché du livre et accessibles aux Belges francophones. Entre 1970 et 2020, en littérature et histoire tous genres confondus, on dénombre pour les traductions de livres d’autrices et auteurs belges une proportion de 35 % du néerlandais vers le français, contre 65 % du français vers le néerlandais. Sur toute la période, le flux de traductions du néerlandais vers le français représente un bon tiers de la totalité des titres comptabilisés.

Les lecteurs néerlandophones qui ne lisent pas l’original ont donc, sur l’ensemble de la période étudiée, quasi le double de titres traduits d’écrivains belges à leur disposition comparé aux lecteurs francophones. Les chiffres montrent que globalement, sur cinquante années, ces derniers connaissent moins bien les auteurs flamands. Rien de si étonnant, cela correspond à un rapport d’ordre de grandeur connu: «plus le poids d’une aire linguistique est petit au niveau international, plus l’intérêt pour ce qui se passe ailleurs est grand, donc plus il y a de traductions. La même loi s’applique aussi dans l’autre sens: plus le poids d’une aire linguistique est grand au niveau international, plus elle suscite d’intérêt ailleurs et plus on traduit à partir d’elle».

La différence majeure dans les flux de traductions entre les deux langues tient donc au poids du néerlandais dans le monde face à celui, plus important, du français. En effet, si on dézoome un peu, on voit, dans toutes nos sources, que pour tous les livres traduits entre le néerlandais et le français la proportion d’auteurs belges est de 20% plus grande dans le sens néerlandais-français. Cela signifie, pour les titres d’auteurs belges traduits du néerlandais vers le français, que, par comparaison à l’ensemble des titres traduits du néerlandais en français (c’est-à-dire aussi d’auteurs non belges) pour la même période, les écrivains flamands font un meilleur score en traduction vers le français que les auteurs belges francophones vers le néerlandais (également par rapport à la totalité des traductions français-néerlandais sur la même période) qui doivent eux rivaliser avec d’autres titres de la francophonie.

Autre donnée intéressante: environ 70% des traductions «intrabelges » répertoriées, dans les deux sens de traduction, ont été publiées entre 1970 et 2020 exclusivement en Belgique. Du néerlandais vers le français, 9% des traductions d’auteurs belges ont été coéditées avec la France, contre 21% publiées exclusivement en France.

Sur la période étudiée, 2 339 romans et essais littéraires, BD et romans graphiques, livres de jeunesse et de poésie d’auteurs flamands ont selon nos données actuelles été traduits vers le français. Cela représente une tendance clairement à la hausse sur cinquante ans, avec un pic au début et au milieu des années 1980 et une progression régulière autour de 1999 et depuis les années 2000, grâce aux mécanismes de subvention du Fonds flamand des lettres (aujourd’hui Literatuur Vlaanderen ou Flanders Literature).

Sur le podium

Parmi les genres considérés, la littérature de jeunesse puis la BD/le roman graphique constituent les réservoirs les plus importants de la littérature flamande en traduction française sur toute la période.

Du côté des auteurs entre 2000 et 2020, le romancier flamand le plus traduit est Pieter Aspe (1953-2021), auteur de polars à succès. Lieve Joris, première autrice traduite, arrive ensuite avec une dizaine de récits de voyage et journalistiques aux côtés de Jef Geeraerts (1930-2015), bien étonnés de se trouver ensemble. Outre des récits coloniaux lui ayant valu d’être rayé du canon flamand des lettres, Geeraerts a également des romans policiers à son actif.

Dans le top 5 des romanciers, on retrouve Tom Lanoye, couronné aussi pour son théâtre, suivi de Erwin Mortier et Stefan Hertmans (romans, récits, essais). Viennent ensuite Dimitri Verhulst, ex aequo avec Willem Elsschot (1882-1960, un des monuments de l’histoire littéraire flamande) et Kristien Hemmerechts, seconde femme en lice pour remonter la parité de genre. David Van Reybrouck figure largement en pole position si on considère la totalité des genres pratiqués en traduction (roman et récit, essai et non-fiction littéraire). Au total, plus de soixante-dix auteurs différents ont été traduits durant ces vingt années en français, mais, pour une bonne moitié d’entre eux, avec un seul titre.

Dans le domaine de la littérature de jeunesse, ce sont surtout des illustrateurs et auteurs d’albums illustrés qui occupent numériquement le haut du classement, comme Guido Van Genechten et Liesbet Slegers. Ray Goossens (1924-1998) est également bien représenté avec notamment les albums extraits de la série Musti. Parmi les haut classés figurent aussi des auteurs et illustrateurs de jeunesse flamands de renom international, comme Brigitte Minne, Ingrid Godon ou Leo Timmers, et un peu plus loin dans la liste Bart Moeyaert, qui remporta le prestigieux prix Astrid Lindgren 2019. Pour le coup, on peut se demander si la dimension traductive importe tant ici: et si l’image facilitait un répertoire culturel partagé, avec un fonds pictural transfuge du nord du pays, peut-être sans même que les lecteurs n’en aient conscience?

Chez les libraires aujourd’hui

Les titres originaux en néerlandais sont actuellement peu présents dans les fonds des librairies indépendantes en Belgique francophone. Si la demande est restreinte, la raison est aussi commerciale: pas de droit de retour pour les invendus avec un distributeur «étranger». Plusieurs libraires font également état de leur connaissance scolaire du néerlandais, limitée pour lire ou suivre en langue originale l’actualité littéraire flamande ou néerlandophone, qu’ils connaissent le moins bien dans le vaste monde du livre (francophone et étranger).

Pour la représentation des littératures en langue étrangère, dont la littérature flamande, le secteur du livre en Belgique francophone est donc largement tributaire de la traduction. «Le pays d’un écrivain, c’est sa langue», constatent Sandra Mangoubi et Pierre-Yves Millet, libraires à La Page d’après à Louvain-la-Neuve, à propos «du mur à gravir». «Depuis l’ailleurs, aussi de Flandre, rien ne se fait naturellement», nous dit-on sur le terrain, les canaux de distribution ou de diffusion, voire les outils bibliographiques professionnels sont organisés par aire linguistique, «le monde de la librairie belge étant très rattaché au marché francophone, noyé dans une plus grande masse», confirme Patrick Noël de la librairie Point-Virgule à Namur. La disparition de collections balisées pour la littérature flamande, comme Escales du Nord chez Le Castor astral, n’aide pas à s’orienter.

Quels auteurs flamands sont donc proposés aux lecteurs, comment et par quel facing en magasin? Les ouvrages de Lize Spit (parmi les bonnes ventes de la campagne Lisez-vous le belge?), de Tom Lanoye ou Stefan Hertmans répondent présents aux rayons littérature étrangère, traduite ou belge. Les auteurs flamands ne restent toutefois pas groupés: «Le genre fort supplante la catégorie langue», explique Sandra Mangoubi. Jean Ray / John Flanders (1887-1964) se retrouve aussi au rayon fantastique, Le Livre de Daniel de Chris De Stoop (en «témoignages & récit de vie») est, en tant que publication récente, posé sur les tables pour attirer les lecteurs. Pour le roman graphique, on nomme Brecht Evens ou Judith Vanistendael, et la littérature de jeunesse, avec Bart Moeyaert ou les albums illustrés par Carll Cneut, est souvent présentée sans différenciation de pays ou langue d’origine, mais par maison d’édition ou catégorie d’âge. Pieter Aspe, à la librairie Point-Virgule à Namur, est repris dans la section polars et fonctionnait bien à la vente «avant d’être abandonné par son éditeur Albin Michel».

Du côté des clients, on rapporte un intérêt assez régulier à «lire du belge» et à se faire conseiller dans ce rayon, même s’il constitue un segment restreint. Les lecteurs lisent «parce qu’ils aiment ce qu’on leur offre» et «ne sont pas préoccupés par la question de la langue», aux dires des libraires interrogés, qui s’orientent eux aussi en fonction de leurs affinités avec titres et auteurs (par exemple le «coup de cœur» Van Reybrouck) et de ce qu’ils jugent comme étant de qualité. Les médias francophones, dont la radio avec des émissions littéraires dédiées, jouent un rôle important de «prescripteurs» dans la diffusion et la sélection de titres potentiels vers les libraires et le lectorat.

Les écrivains flamands qui percent maîtrisent le français, sont fort présents eux-mêmes dans les médias francophones, comme Bart Van Loo (auteur du bestseller Les Téméraires. Quand la Bourgogne défiait l’Europe et du récent Napoléon. L’ombre de la Révolution), «du jamais vu», ou abrités par de grandes maisons d’édition (Gallimard, Actes Sud, Stock, Flammarion, …) portées par les soutiens à l’industrie du livre en France, relayées par un bon réseau de diffusion et de représentation auprès des libraires et également bien visibilisées (radios, journaux avec suppléments culturels, parutions spécialisées comme Livres Hebdo).

Quelques conclusions

Ce bref tour d’horizon en trois temps de la présence et de la popularité d’auteurs belges néerlandophones en Belgique francophone met en lumière, outre l’importance de la traduction pour l’offre disponible, une «vague flamande» à laquelle s’identifiait Lanoye pour la scène et la littérature francophones: elle se marque par une hausse des traductions du néerlandais vers le français entre 1970 et 2020, malgré une proportion quantitativement limitée de ces titres au sein de l’industrie du livre francophone, «une des plus puissantes du monde» selon Alain Lallemand dans le quotidien Le Soir.

La BD, le roman graphique et la littérature de jeunesse illustrée constituent un fonds culturel d’images important partagé, dans lequel la dimension traductive est aussi invisibilisée et l’origine «flamande» pas toujours identifiée. Pour cette production en traduction française, on a constaté depuis 1999/2000 un rôle décisif du Fonds flamand des lettres –Literatuur Vlaanderen. En ce qui concerne le secteur du livre francophone, l’attention de la Flandre pour ce marché, dont la Wallonie, est capitale dans l’optique de son exportation et de son actualité littéraires.

Sur le terrain aujourd’hui, on mesure l’intérêt, faute d’outils transrégionaux et translinguistiques, de promouvoir directement des titres traduits, à côté d’une attention critique circonscrite, souvent en écho, accordée par la masse des médias francophones. In fine, outre les débâcles politiques intrabelges, grossies par les médias, c’est d’abord une littérature attractive et qui plaît qui semble intéresser les lecteurs, peu importe la langue et l’origine. Et si la traduction est invisibilisée, son importance n’en reste pas moins cruciale dans le passage vers l’industrie créative du livre.

Les données présentées ici, en cours de développement, sont recueillies au sein du projet de recherche BELTRANS, mené par la KU Leuven, l’UC Louvain (Louvain-la Neuve) et la Bibliothèque royale de Belgique ou KBR. Le projet est financé par BELSPO.
BELTRANS analyse les traductions de livres écrits par des auteurs belges entre le français et le néerlandais durant la période 1970-2020 et se concentre sur cinq genres: romans et essais littéraires, BD/romans graphiques, littérature de jeunesse, poésie, non-fiction et histoire.
Stéphanie Vanasten

Stéphanie Vanasten

professeure de littératures de langue néerlandaise et comparées à l’UC Louvain (Louvain-la Neuve)

Elke Brems

Elke Brems

professeure de traductologie et de langue, littérature et culture néerlandaises à la KU Leuven

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