Une ramure entre les jambes: «Mon bel animal» de Marieke Lucas Rijneveld
Après son remarqué Qui sème le vent, Marieke Lucas Rijneveld fait paraître Mon bel animal, un deuxième roman qui se lit comme la suite du premier.
Marieke Lucas Rijneveld (°1991) est le jeune prodige de la littérature néerlandophone. Dès l’instant où, en février 2018, sur une chaîne populaire de la télévision néerlandaise, un panel de libraires a mis à l’honneur la traduction anglaise de son premier roman Qui sème le vent, le grand public a été conquis. Les lecteurs se sont délectés de l’histoire, bien que dérangeante et violente, d’une fillette de dix ans qui, tandis qu’elle grandit dans la ferme de ses parents, un couple de protestants réformistes rigoureux, tente de surmonter la mort de son frère aîné.
© D. Cohen
L’attribution du Booker International Prize à la traduction anglaise du roman n’a fait que confirmer la consécration de Rijneveld. Combien de fois un écrivain néerlandophone a-t-il été l’objet d’une distinction aussi réputée sur la scène internationale? Après le Nobel, le prix Booker est sans doute le prix littéraire le plus renommé au-delà des frontières néerlandaises. Très vite, Qui sème le vent a de nouveau été propulsé en tête des listes de best-sellers.
Curieusement, au sein de son propre pays, la critique littéraire a tardé à reconnaître le talent de Rijneveld, bien que Qui sème le vent représente tout l’opposé d’un livre populaire à la Anna Gavalda ou à la Marc Levy dont la lecture rapide ne nécessite pas de grande réflexion et qui crée souvent un clivage entre lecteurs et spécialistes. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs montrés particulièrement mordants face à l’accumulation de métaphores et au jargon agricole archaïque, qui révèle un auteur trop épris de ses propres trouvailles pour dépeindre un personnage véritablement crédible. Rijneveld en voulait trop. Le roman n’a donc pas figuré dans les sélections des prix néerlandais les plus prestigieux.
Il a fallu attendre la parution de son deuxième roman pour que Rijneveld soit également salué par les lecteurs professionnels, et non sans raison. Mon bel animal représente un pas en avant à tous égards. Le rythme demeure constant tout au long des quatre cents pages. L’intrigue est très soigneusement développée, l’auteur livre en permanence de petits détails qui dévoilent au lecteur ce qui se déroule précisément. Et le style, bien que toujours baroque, s’avère beaucoup plus équilibré.
Ce roman doit se lire comme une suite de Qui sème le vent. De nombreux éléments reviennent: de la ferme et la présence incontournable de la foi à l’accident tragique d’un frère aîné. La chronologie, elle aussi, concorde. Tandis que la première histoire commençait en 2000, alors que le personnage principal avait bientôt dix ans, nous sommes à présent en 2005 et elle en a quatorze. Seulement, cette fois, ce n’est pas la jeune fille qui narre le récit, mais le vétérinaire qui examine régulièrement les animaux de la ferme.
Bien que la lutte contre la mort demeure, y compris pour le vétérinaire, un sujet central, Mon bel animal est avant tout une question de sexualité
L’entrée en scène d’un nouveau narrateur explique le changement de thème. Bien que la lutte contre la mort demeure, y compris pour le vétérinaire, un sujet central, Mon bel animal est avant tout une question de sexualité. La jeune fille est à l’âge auquel tout commence: les menstruations, le développement de la poitrine, les conversations entre amies sur qui l’a fait avec qui. Les choses se compliquent pour elle du fait qu’elle n’éprouve aucunement l’envie de devenir femme. Au contraire, dotée d’une certaine naïveté enfantine, elle rêve d’une «ramure» entre ses jambes: à quoi cela ressemblerait-il?
Et le vétérinaire, un personnage qui, dans Qui sème le vent déjà, faisait des allusions douteuses à l’égard de la protagoniste, ne se gêne pas pour en profiter. Parce que la fillette est la première jeune adolescente à ne pas fuir devant ses remarques et semble au contraire fascinée par ce qu’il aurait à offrir, il en tombe éperdument amoureux. Et il ne peut s’empêcher de le lui montrer. Ainsi franchit-il toutes les limites.
Après le Lolita de Vladimir Nabokov, le vétérinaire n’est bien entendu pas le premier pédophile à avoir la parole. Cependant, il s’agit ici d’une version plus moderne. Plus encore que Humbert Humbert, le personnage central de Lolita, le vétérinaire a pertinemment conscience que la société préfère ignorer son désir. Il ne cesse donc de le minimiser, va même jusqu’à se culpabiliser, essaie de mettre fin à la relation et, malgré tout, franchit ensuite une étape supplémentaire. Mais contrairement au héros de Nabokov, il donne une explication psychologique à son penchant, avant de toutefois en arriver à la conclusion suivante: au fond, ce n’était pas vraiment ma faute.
Vous ne sortez du rythme que lorsque vous êtes surpris par une élégante incursion
La décision de raconter les événements du point de vue du vétérinaire ne fait pas seulement de Mon bel animal une plongée sombre dans une âme troublée, mais renforce également la crédibilité du récit. Après tout, on peut s’attendre à un tel flot pratiquement ininterrompu de paroles fiévreuses, presque haletantes, ponctué d’images à la fois cachées et révélatrices, de la part d’un homme de 49 ans. Sa profession explique même l’usage du jargon agricole archaïque.
En tant que lecteur, vous pouvez donc aisément vous laisser emporter par les confessions du vétérinaire. Vous ne sortez du rythme que lorsque vous êtes surpris par une élégante incursion. L’amour comme un herbier, par exemple, qu’une adolescente de quatorze ans avide d’expériences cherche à compléter autant qu’elle le peut, en collectionnant un maximum de plantes – contrastant avec l’amour comme une plante unique, exotique, que l’on chérit le plus longtemps possible, tel qu’un adulte le recherche. Très joli.