Une réalité alternative comme point de contrôle pour la technologie : le «pirate du design» Frank Kolkman
À une époque où tout évolue rapidement, il y a déjà longtemps que le design ne porte plus exclusivement sur des objets fonctionnels d’usage courant. La forme, le matériel et la couleur n’ont plus qu’une importance secondaire pour une jeune génération de designers, formée au cours d’une crise généralisée. Non seulement l’économie, mais également le climat, la démocratie et les structures sociales font face à des temps très difficiles. Avec des prototypes expérimentaux et des scénarios spéculatifs – appelons ça design fiction – cette génération émergente de designers prend une avance sur le monde de demain. Poser des questions est plus important ici que formuler des réponses. Le design comme réflexion. Le Néerlandais Frank Kolkman est un de ces designers spéculatifs.
© «Swarovski».
Pour son projet de recherche Open Surgery, Frank Kolkman (° 1989) a conçu un robot capable d’effectuer des interventions médicales simples, telles que faire une suture ou arracher une dent. Ce robot est entièrement constitué de pièces en vente libre sur Internet ou pouvant même être faites avec une imprimante 3D. La question de savoir si son robot se retrouvera effectivement un jour chez des gens laisse Kolkman plutôt indifférent. «C’est en premier lieu une recherche sur l’avenir de nos soins médicaux, dans lesquels les robots vont jouer un rôle de plus en plus grand. Ces soins médicaux effectués par des robots seront-ils moins coûteux et plus accessibles à tous? Ou vont-ils au contraire accentuer l’inégalité entre les gens? Qui sait, une sous-classe économique pourrait bientôt être tributaire de ces robots chirurgiens DiY. Voulons-nous cela? Le processus de design de robots soignants ne pourra commencer qu’une fois que ces questions auront trouvé une réponse.» Kolkman a partagé ces questions avec le grand public lors des trois dernières éditions de la Dutch Design Week, en tant que directeur artistique du pôle d’innovation design World Design Embassy the Future of Health, avec pour partenaires Philips Healthcare et la Waag Society. En 2018, il était l’un des Next Generation Speakers au Bump Festival de Courtrai en Belgique.
«Pirate du design»
Il se qualifie lui-même de «pirate du design». «En décryptant la manière dont sont conçus les produits, donc en fait en piratant, j’essaie de comprendre comment ça se passe. Très concrètement, il peut s’agir d’un bras de robot, mais cela peut être aussi un système que je dissèque et pourvois de notes critiques. Ceci afin de mieux faire comprendre pourquoi le monde apparaît tel qu’il apparaît. Et ce que nous pouvons y changer». Kolkman fait partie des «natifs du numérique», c’est-à-dire de la génération qui a grandi au début du nouveau millénaire avec la tablette sur les genoux et l’ordinateur portable à l’école.
© «Swarovski».
La technologie joue un rôle tout naturel dans leur vie. Kolkman comprend le potentiel de cette technologie, mais il en voit aussi les risques. «Je veux inciter les gens à avoir un esprit plus critique en ce qui concerne la technologie et ses larges implications sociales, éthiques et politiques.»
Kolkman est absolument sidéré par l’optimisme béat qui entoure la nouvelle technologie numérique. «Notre société est obsédée par l’innovation. Même un mot à connotation négative comme «perturbation» a aujourd’hui une charge positive. S’il s’avère qu’une certaine technologie pose des problèmes, on dit immédiatement: pas de panique, il y aura bientôt une version améliorée qui résoudra tout. Une technologie secourue par un surplus de technologie. Il faut se demander, bien sûr, si ce système est viable. Car les innovations sont souvent superficielles – les appareils sont plus minces, plus rapides, plus légers – ou accessibles seulement à un groupe de privilégiés». En réalité, l’innovation est au contraire un processus long et complexe, nous prévient Kolkman. «L’ancienne technologie et la nouvelle se mélangent souvent de manière chaotique. Nous considérons aujourd’hui l’énergie du charbon comme une technologie dépassée du XIXe siècle. Et pourtant, lorsqu’on envoie un message via son smartphone, il n’est guère douteux que quelque part, dans une centrale électrique, du charbon brûle.»
Tindr
Pourtant, l’impact de la technologie ne fera que s’accroître, Kolkman en est persuadé. «Ce qui a commencé en 2007 avec l’iPhone a eu une profonde influence sur notre interaction sociale avec Facebook, et même sur notre vie amoureuse avec Tindr. Désormais, des entreprises plateformes comme Uber, Airbnb et Deliveroo sont un facteur économique dominant. D’une part, l’économie de partage qu’elles propagent offre la possibilité d’un emploi et d’un revenu flexibles et facilement accessibles.
© «Waag Society».
D’autre part, cela crée des problèmes au niveau de la protection des employés, de la politique de concurrence, de l’inégalité des revenus et de l’identité culturelle. Ce sont surtout les propriétaires de plateformes qui profitent de cette économie, et ce de façon disproportionnée. »
Avec son projet Objects for the Sharing Economy, Kolkman suggère comment le consommateur peut reprendre en main ce pouvoir économique. Insérés dans la façade d’une maison, des appareils ménagers à double accès peuvent être partagés. Une machine à laver à deux portes permet à tout le monde – contre paiement – de faire une lessive. «Le loueur, qui est aussi le propriétaire, décide lui-même du moment où il déverrouille la machine et à quel tarif. Ainsi garde-t-il le total contrôle de la transaction et l’intervention d’une plateforme est superflue.»
Trip sans drogue
Les créations spéculatives de Kolkman ne sont pas seulement un matériel didactique pour l’avenir, mais elles permettent aussi une compréhension inattendue de la réalité actuelle : le scénario d’avenir en tant que vérification de la réalité présente.Crystal Dream Machine est une installation qui génère chez ses utilisateurs un état onirique artificiel. «En brisant la lumière à l’aide de cristaux Swarovski tournants, la machine produit des flashes lumineux à des fréquences spécifiques, qui mettent le cerveau en état de relaxation. L’un de mes amis compositeurs a réalisé un paysage sonore que ce processus renforce.»
© J. Schoorl.
Dans les années 1960, on a expérimenté pour la première fois cette neurostimulation par la lumière et le son, à l’époque pour déclencher un trip sans drogue. Kolkman donne à cette idée une dimension actuelle. Avec sa machine à rêver, il veut fournir une soupape à la pression sociale croissante causée par la technologie. «Nous devons être disponibles en ligne 24 heures sur 24. Alors qu’il est justement si nécessaire pour notre santé psychique de pouvoir de temps en temps rêvasser ou simplement s’ennuyer. Puis-je aussi appliquer cette même technologie pour générer un état onirique détendu, juste en pressant sur un bouton ? À vrai dire, je neutralise la technologie par la technologie. La bonne chose est que cette expérience ne peut pas être partagée sur les réseaux sociaux. Il faut la vivre avec les sens.»
Pour ses recherches sur les dilemmes éthiques de la technologie, tels que la robotisation, le respect de la vie privée et les grandes bases de données, la prestigieuse manifestation artistique Art Basel / Design Miami a gratifié Kolkman en 2018 du titre de Designer de l’avenir. «J’étudie une réalité alternative, servant de test pour la technologie. Qu’en pensons-nous? Tourner le dos à la technologie est très difficile. C’est pourquoi, en tant que designers, nous ne devons pas seulement chercher de nouvelles chances et possibilités, mais aussi tenter de prédire de nouvelles problématiques et de nouveaux dilemmes. Pour que nous puissions en discuter, de préférence sur la base d’un large débat. Il ne s’agit donc pas seulement de concevoir la voiture de l’avenir, mais aussi de réfléchir à la forme que prendront les embouteillages.»