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Une renaissance: la redécouverte de Frans Hals et de Johannes Vermeer

Par Laurens Meerman, traduit par Jean-Philippe Riby
18 octobre 2020 11 min. temps de lecture Vermeer, encore et encore

Frans Hals (1582-1666) et Johannes Vermeer (1632-1675) sont longtemps restés incompris et inconnus. C’est le critique d’art français Théophile Thoré qui les révéla au grand public. Dans ses choix, Thoré ne se laissa pas guider seulement par un goût et des vues artistiques.

L’art «humain» de Frans Hals

En 1806, les troupes napoléoniennes pillèrent la collection de tableaux du prince-électeur Guillaume Ier
de Hesse-Cassel. Le musée Napoléon (aujourd’hui musée du Louvre) à Paris s’enrichit ainsi d’un groupe de superbes Rembrandt, dont la fameuse toile Jacob bénissant les fils de Joseph. Le butin comprenait aussi des œuvres remarquables, réalisées par d’autres artistes hollandais, comme Gerard Dou ou Adriaen van Ostade, car le prince-électeur de Hesse-Cassel avait incontestablement un goût sûr. Les pilleurs ne ramenèrent cependant pas l’ensemble de la collection à Paris. Parmi les pièces restées sur place à Cassel figure le Peeckelhaeringh, au sourire aviné, de Frans Hals. Ce portrait était sans doute exécuté de manière trop primesautière pour le goût français de l’époque. Vers la fin du XVIIIe siècle, le Français Jean-Baptiste-Pierre Lebrun, marchand d’art, écrivit à propos de Hals: «Ses productions se seraient vendues beaucoup plus cher s’il n’avait pas tant produit, ni peint si vite : car, pour qu’un tableau soit payé fort cher, il ne suffit pas qu’on aperçoive l’empreinte du génie, il faut encore qu’il soit fin.»

Lebrun estimait que Frans Hals négligeait une étape artistique importante: celle d’une finition minutieuse, dans laquelle un peintre comme Gerard Dou s’était justement spécialisé. Chez ce dernier, toutes les parties de la représentation sont exécutées par des touches de pinceau presque invisibles, qui donnent à ses œuvres une facture polie. Les peintres comme Dou ont été dénommés pour cette raison fijnschilders (peintres fins), et c’est justement cette «peinture fine» qui fut en vogue en France au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle.

Hals utilisa une tout autre technique picturale: le visage de Peeckelhaeringh laissait clairement apparaître des traits jaunes et orange, tout comme les coups de pinceau apparents avec lesquels Hals suggéra le plissé de la manche droite.

La finition «imparfaite» du Peeckelhaeringh n’est pas la seule raison pour laquelle ce tableau est resté à Cassel. À l’époque, Frans Hals ne comptait pas dans le monde de l’art européen. Seuls quelques connaisseurs avaient entendu parler de lui et peu de collectionneurs appréciaient son art. Cela s’explique par le fait qu’on associait Hals avant tout au genre pictural qu’il avait le plus pratiqué: le portrait. Or on considéra pendant des siècles que les portraits n’étaient pas dignes de figurer dans une collection. De fait, ils ne remplissaient pas une fonction artistique, mais servaient à rendre présentes des personnes absentes ou à conserver le souvenir de personnes disparues. Ces peintures préfigurant la photographie avaient donc une valeur affective ou dynastique, bien des portraits étant, du reste, dénués de fantaisie. En conséquence, les portraitistes ne jouissaient pas d’un grand prestige. Pour cette raison, un peintre du talent de Frans Hals resta longtemps inaperçu.

Pendant des siècles, ce furent surtout les descendants de Haarlémois peints par Hals qui profitèrent de ses portraits. Guillaume Iᵉʳ de Hesse-Cassel constitua une exception notable, car il ne possédait pas seulement le Peeckelhaeringh mais au moins cinq autres portraits du maître hollandais. L’intérêt pour Frans Hals à Cassel ne lui était pas propre: son père et son grand-père avaient déjà fait l’acquisition de ces tableaux.

Ce goût pour Hals était en avance sur l’époque, comme on put le vérifier en 1806. D’après l’inventaire du musée Napoléon, l’administration parisienne du musée estimait que les portraits de Hals qui avaient été ramenés n’avaient aucune valeur pécuniaire. Frans Hals ne devint célèbre que dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Le touche-à-tout culturel Théophile Thoré joua un rôle clé dans la redécouverte de Frans Hals. À l’origine, Thoré était un critique d’art s’intéressant à son époque, mais après la révolution de 1848, l’écrivain et journaliste politiquement engagé qu’il était dut s’exiler sept ans en raison de ses opinions républicaines. Durant ce temps, Thoré voyagea beaucoup et trouva aux Pays-Bas l’inspiration de son ouvrage en deux volumes intitulé Musées de la Hollande (1858-1860) qu’il publia sous le pseudonyme de W. [William] Bürger. Dans ce livre, Thoré évoqua avec grand enthousiasme les maîtres hollandais, au nombre desquels il faisait aussi figurer Frans Hals. Si la supposée rapidité d’exécution de Hals posait problème à Lebrun, Thoré considérait que cela constituait justement un point fort: «Il a tant peint! il peignait si vite -et si bien!… Dans ses brusqueries exagérées, dans ses contrastes hasardés, dans ses négligences trop sans façon, il y a toujours la main d’un peintre généreusement doué, et même le signe d’un certain génie».

Ce n’était pas seulement la virtuosité picturale de Hals qui plaisait à Thoré. Les sujets retenus par le maître faisaient vibrer son cœur républicain. Frans Hals n’avait en effet jamais représenté de souverains ou d’aristocrates, mais des bourgeois. Il avait réalisé des portraits destinés à des maisons d’habitation et non à des palais. Hals avait créé l’art de l’homme ordinaire pour l’homme ordinaire, pensait Thoré. Le fait que les portraits aient été peints dans un style propre, directement reconnaissable, avec une touche visible, renforçait son enthousiasme. À ses yeux, c’était un art «naturaliste», ce qui ne signifiait pas pour lui «fidèle à la nature», mais la démonstration que l’artiste était parvenu à exprimer le monde qui l’entourait avec son propre langage.

Il trouvait aussi l’art de Hals démocratique: le
Portrait de mariage d’Isaac Massa et Beatrix van der Laan
, qui représente un couple joyeux sous un arbre, parlait en effet à tout un chacun, quelle que fût son origine sociale ou son instruction. Thoré considérait que l’art de Hals, par ses représentations identifiables de la vie courante, était intensément «humain». Du reste, il attribuait cette même qualité à l’œuvre de Rembrandt, mais à un degré supérieur, de sorte que ce peintre était celui qu’il admirait le plus. Il considérait ses meilleurs tableaux comme une sorte de photographie du XVIIe siècle: «Rembrandt ne prend pas la vie sur l’idée, il la prend sur le fait. C’est un peintre qui peint, et qui peint bien, parce qu’il voit bien», écrivit Thoré après avoir vu La Leçon d’anatomie du docteur Tulp à La Haye.

De tels tableaux avaient été réalisés dans un pays idéal où l’homme occupait une place centrale, estimait Thoré. Dans la république des Provinces-Unies, au XVIIe siècle, la liberté d’esprit régnait après l’expulsion du roi d’Espagne et de l’Église catholique romaine. La nouvelle démocratie qui était alors née dans cette république se reflétait, selon Thoré, dans cet «art pour l’homme» des Hollandais, unique et admirable.

Il trouvait que la France d’alors, «opprimée» par l’empereur Napoléon III, devait s’affranchir de la même manière de l’Église et de la monarchie. Aussi Thoré conseillait-il aux artistes de son temps d’exercer leur regard sur les maîtres hollandais. Non pour peindre exactement comme eux, mais pour voir comment il était possible de faire du monde environnant le sujet de cet art «humain». Thoré fit des suggestions à cet égard: des artistes modernes pouvaient représenter «une assemblée de diplomates assis autour d’une table». Nul doute qu’il pensait alors aux portraits de groupe de Rembrandt et de Frans Hals qu’il avait vus aux Pays-Bas. Il suggéra aussi de peindre «des femmes qui s’amusent à n’importe quoi», pensant selon toute vraisemblance à cet autre grand peintre hollandais qu’il s’employa à faire redécouvrir: Johannes Vermeer.

Johannes Vermeer, le «Sphinx de Delft»

Au cours de ses voyages, Thoré visita non seulement des musées mais aussi des collections privées. Dans la collection Six, à Amsterdam, il admira La Laitière et La Ruelle de Johannes Vermeer, un artiste qui à l’époque n’était pas exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam. Au Mauritshuis de La Haye, Thoré avait déjà découvert la Vue de Delft. À partir de ces impressions, il chercha à en savoir davantage sur cet artiste, mais fut déçu: on ne savait presque rien de Vermeer. Le peintre était enveloppé de mystère, au point que Thoré le surnomma plus tard le «Sphinx de Delft».

Si Hals avait peu retenu l’attention pendant des siècles parce que son style et son sujet n’étaient pas à la mode, il en allait tout autrement de Vermeer. Ce peintre, par sa maîtrise dans le traitement de la lumière et le rendu des textures, ne le cède en rien aux meilleurs fijnschilders. Il est difficile d’imaginer que les collectionneurs français des XVIIIe
et XIXe siècles qui appréciaient l’art de Gerard Dou, ne se soient pas enthousiasmés pour Vermeer. Cela ne tenait pas à son art, mais au fait qu’une poignée de gens seulement le connaissaient. En dehors de Delft et de quelques collectionneurs aux Pays-Bas, personne n’avait entendu parler de Vermeer pendant des siècles.

Pour diverses raisons. Tout d’abord, Vermeer n’a pas beaucoup peint et certains de ses tableaux sont restés pendant longtemps dans des collections delftoises. Mais la renommée d’un artiste repose aussi sur ce qu’on écrit sur lui de son vivant et après sa mort. Dans le cas des peintres du siècle d’or hollandais, l’ouvrage de synthèse en trois volumes du biographe d’artistes Arnold Houbraken (1660-1719) eut une grande influence. Dans son livre De groote schouburgh der Nederlantsche konstschilders (Le Grand Théâtre des peintres néerlandais, 1718-1721), Houbraken voulut donner une vue aussi complète que possible de la vie et de l’œuvre des maîtres hollandais du XVIIe siècle. Lorsqu’il n’avait pas ou très peu trouvé d’informations sur un peintre, il indiqua que sa recherche avait été vaine. Pour Vermeer, il semble que Houbraken ne fit aucune recherche, car on ne trouve aucune trace de l’artiste dans De groote schouburgh. Il est inutile ici de chercher à savoir quelles peuvent être les causes de cette omission, mais les qualités exceptionnelles de Vermeer ont, de toute évidence, échappé à Houbraken.

De groote schouburgh ne parut qu’en néerlandais, mais environ trente ans plus tard presque toutes les biographies contenues dans l’ouvrage furent accessibles en français grâce à la publication par le Français Jean-Baptiste Descamps de La Vie des peintres flamands, allemands et hollandois (1753-1764), en quatre volumes. Bien moins «complet» était l’Abrégé de la vie des plus fameux peintres (1748-1750), en deux volumes, de l’historien d’art français Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville (1680-1765).
Comme le titre l’indique, Dezallier ne chercha pas à être encyclopédique, mais à retenir les « plus fameux peintres », c’est-à-dire ceux qui, à ses yeux, en valaient la peine. Dans le processus de sélection, il élimina 500 des 600 artistes figurant dans l’ouvrage de Houbraken et sur les 100 restants nous considérons que la moitié sont flamands.

Finalement, ce fut lui, un Français, qui publia pour la première fois un canon des peintres hollandais. L’absence de Vermeer dans ce «top 50» tient évidemment au fait qu’il ne figurait déjà pas dans De groote schouburgh, qui servit de base à l’ouvrage de Dezallier. Quant à Hals, pourtant commenté par Houbraken, il n’appartenait pas au cercle des élus de Dezallier qui, en bon collectionneur d’art du XVIIIe siècle, appréciait beaucoup le style des fijnschilders. Gerard Dou et ses émules n’avaient rien à craindre, mais Hals et Vermeer durent encore patienter. Longtemps, les peintres qui ne figuraient pas dans l’ouvrage influent de Dezallier ne furent pas considérés comme dignes de figurer dans une collection.

Dans le cas de Vermeer, la situation ne changea qu’en 1866, lorsque Thoré publia la première monographie sur l’artiste. En l’espace de deux ans, Thoré avait récolté des informations jusque-là inédites sur Vermeer et ses toiles. On peut difficilement lui tenir rigueur de s’être aussi trompé, parfois, et d’avoir attribué par erreur un tableau à Vermeer. La même année, Thoré veilla à ce que le public parisien pût découvrir des tableaux de Vermeer à l’occasion d’une exposition consacrée aux maîtres anciens. Après l’accueil enthousiaste réservé par certains critiques à la maîtrise de la lumière et à la virtuosité dans l’emploi des couleurs de ce « nouveau » maître ancien, il fut impossible d’ignorer Vermeer.

Une envolée, enfin

Thoré vécut encore trois ans et, au cours de cette période, les prix des œuvres de Vermeer restèrent modestes. Dans les années 1860, ses tableaux n’atteignirent jamais le seuil de 8 000 francs, alors qu’un tableau d’un autre maître de Delft, Pieter de Hooch, fut adjugé pour plus de 150 000 francs en 1869. En 1865, un revirement important intervint néanmoins dans le cas de Frans Hals: lors d’une vente, le richissime banquier James Mayer de Rothschild et le très fortuné Richard Seymour-Conway, quatrième marquis de Hertford, se livrèrent une bataille d’enchères pour Le Cavalier riant. Il en résulta un prix d’adjudication de 51 000 francs, un record historique pour une œuvre de Hals. Les musées aussi commencèrent, vers cette époque, à s’intéresser à son art. L’ouverture d’un musée consacré à Frans Hals dans la ville de Haarlem, en 1862, qui devint un lieu de pèlerinage pour les amateurs d’art qui suivaient les conseils de Thoré, est très révélatrice. En 1869, le Louvre fit l’acquisition de ses premiers Hals authentiques, provenant du legs du collectionneur La Caze, les toiles de Cassel ayant été restituées après la chute de Napoléon. Parmi ces œuvres se trouvait un tableau intitulé Jeune femme, que Thoré décrivit comme «un chef-d’œuvre improvisé en quelques heures de vive lumière et de bonne humeur».

Un an plus tard, Vermeer fit également son entrée au Louvre, grâce à l’acquisition de La Dentellière. Cette toile provenait de la collection du Néerlandais Vis Blokhuyzen, qui avait légué sa collection à la ville de Rotterdam, laquelle n’était pas disposée à payer les droits de succession. Le fonctionnaire chargé de l’opération ignorait très vraisemblablement l’ouvrage de Thoré, car même lorsque des particuliers réunirent la majeure partie de la somme des droits de succession, la commune de Rotterdam refusa de payer les 10 000 florins restants. Rarement l’esprit économe néerlandais aura été aussi agaçant.

Laurens Meerman

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