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littérature

Une tour tordue: extrait de «Waagstukken» (Entreprises périlleuses) de Charlotte Van den Broeck

Par Charlotte Van den Broeck, traduit par Kim Andringa
25 décembre 2020 22 min. temps de lecture

Charlotte Van den Broeck (° 1991) a très vite fait forte impression en tant que poète, mais elle n’a pas hésité à se lancer également dans un autre genre. Dans Waagstukken (Entreprises périlleuses), elle louvoie entre essai et récit dans des textes qui nous présentent des architectes connus ou oubliés. Un fil noir relie ces derniers: tous se sont suicidés, dans ou sur un bâtiment qu’ils avaient conçu, ou encore à cause de ce bâtiment. Souvent trop orgueilleux, ils ont opté pour l’issue ultime et dramatique poussés par leurs échecs. Charlotte Van den Broeck a visité plusieurs de ces édifices. L’un d’entre eux est l’église Saint-Omer à Verchin, dans le nord de la France. La construction de l’église a démarré en 1607, les choses ont mal tourné en 1611. Au centre de l’histoire, Jean Porc, maçon en chef.

Une tour tordue

Si j’ai moi-même la chance d’habiter à proximité d’un clocher tordu? J’essaie de répondre à sa question en affichant une forme de déception appropriée. Après tout, madame Maquin n’est rien de moins que la fière présidente de l’Association des clochers tors d’Europe. Lorsque son prédécesseur quitta ses fonctions, il y a quatre ans, il la présenta comme la plus apte à lui succéder. Ce fut une totale surprise. Le mandat présidentiel est de sept ans, ce n’est pas une décision que l’on prend à la légère, mais ce fut avant tout un honneur.

«En outre, elle est la première présidente femme», l’interrompt son mari, monsieur Maquin. Le couple, tous deux la soixantaine, vient de faire deux heures et demie de route pour me retrouver à l’église de Verchin, un village du Pas-de-Calais de deux cents âmes à peine, perdu parmi les départementales à deux kilomètres des sources de la Lys.

Tout à l’heure, vu de la route, le clocher tors de l’église Saint-Omer ressemblait à une des branches nues novembrales des marronniers bordant le village. Ce n’est qu’en m’approchant de l’église, lorsque la perspective s’ajusta, que je vis que la branche tordue ne poussait pas sur un arbre mais surmontait la tour de l’église comme un chapeau de sorcier miteux.

La maison en face de l’église est à vendre. Elle jouxte un magasin de bricolage dont le parking peut accueillir trois voitures. De temps à autre passe un camion qui emprunte la rue principale comme itinéraire bis. À part cela, le centre de Verchin est dénué de toute forme d’activité. Sans doute y a-t-il des habitants cachés derrière les rideaux et les stores baissés. Madame Maquin, embusquée au village, m’a aussitôt reconnue grâce à ma simple présence. Elle peine à croire combien je suis jeune – une écrivaine de Belgique, elle s’en était fait une toute autre idée – mais elle m’accueille chaleureusement. Monsieur Maquin, dès le premier regard posé sur moi, fait des projets pour rajeunir l’association.

Que fait-elle précisément, cette association? Elle s’occupe surtout d’établir des contacts avec les médias, de mettre en place des échanges, et bien sûr: de faire des recherches. Il faut accumuler et diffuser un maximum de connaissances sur les tours vrillées. L’Europe compte quatre-vingt-deux clochers tors. Le couple en a déjà décrit à peu près la moitié dans le premier tome de ce qui sera un inventaire en deux parties, édité par l’association. M. Maquin va chercher le livre dans le coffre de la voiture. Ils n’ont pas encore vu tous les clochers en vrai, mais cela fait absolument partie de leurs ambitions. À chaque tour visitée, ils apposent un tampon dans le livre, carnet de pèlerin pour leur périple.

M. Maquin a déjà son favori provisoire: le clocher tors de Chesterfield, entièrement en plomb, très robuste. Mme Maquin, en tant que présidente, préfère ne pas se prononcer pour rester impartiale, mais elle trouve le clocher de Verchin tout de même très spécial. «Comme s’il voulait s’incliner vers les passants pour les saluer» dit-elle, sous le charme.

Pour cause de travaux, la mairie est temporairement installée dans un préfabriqué derrière l’église. Les aboiements dentés de quelques bergers allemands nous chassent dans la bonne direction, le long du chemin de terre. Le maire de Verchin, monsieur Lamourette, nous attend dans son bureau provisoire. En entrant, une chape d’air chaud s’abat sur nous : un poêle électrique chauffe la pièce à des températures tropicales. À côté du poêle se trouvent une armoire à archives et une machine à Senséo; en face, six chaises pliantes et deux petites tables toutes simples.

À l’une d’elles est assis le secrétaire, caché derrière un MacBook Pro ronflant – c’est un spectacle anachronique dans ce village, d’où toute autre trace de la révolution numérique paraît absente. Derrière l’autre table, le maire se lève. Son plan de travail est presque vide, à l’exception d’un tampon-encreur et son tampon trônant dans le coin supérieur droit dans l’attente d’une validation. Le maire Lamourette nous serre la main avec un petit pincement qui veut en imposer. Il souligne le temps qu’il a dégagé pour recevoir notre petit club d’amateurs de tours d’église, et ajoute d’emblée qu’il ne faut pas qu’on se fasse des illusions: nous ne verrons pas l’intérieur de l’église. Risque d’effondrement.

Je me réfugie dans mes pensées, qui dévient vers le bout manquant à l’index de sa main droite, main dont il ne serre pas la mienne

Le secrétaire a préparé du café qui, associé à la touffeur pesante du poêle, donne aussitôt un mal de tête sec. C’est alors qu’un homme particulièrement petit qui ne doit pas avoir loin de quatre-vingts ans entre en coup de vent dans le préfabriqué. C’est M. Defebvin, délégué local de l’association et spécialiste de Verchin. Il s’adresse à nous en ch’ti. Les sonorités dures du dialecte rendent son français incompréhensible, comme s’il enfonçait un clou dans sa bouche à chaque mot. Je me réfugie dans mes pensées, qui dévient vers le bout manquant à l’index de sa main droite, main dont il ne serre pas la mienne. Defebvin paraît obnubilé par la présence de la présidente, Mme Maquin. Il la couvre de ce que je suppose être des compliments. Son époux ne semble pas le moins du monde jaloux de ces flatteries, au contraire, il accueille les paroles adressées à sa femme comme si elles le visaient, lui. Comment Defebvin aurait-il perdu ce bout de doigt?

Ce n’est que lorsque Mme Maquin répète ses phrases à mon intention, lentement et dans un français soigné, que je comprends qu’il est bouleversé par le sujet qui a motivé ma visite.

«Nous sommes un village catholique avec une église célèbre», proteste Defebvin. «Tout le monde est très fier de Saint-Omer et de sa tour authentique et particulière. Compte tenu des moyens de l’époque, c’est une belle réalisation! Que recherchez-vous, le sensationnel?»

«Je ne crois pas», lui réponds-je. «Pour des raisons personnelles, j’ai commencé à m’intéresser aux échecs architecturaux. De préférence des échecs qui ont été fatals à l’architecte, ou disons, à cause desquels il s’est devenu fatal à lui-même. Le suicide?»

Pour lui, le clocher est un symbole marquant et unique du village autrement sans charme, et par extension aussi de lui-même

Si cela lui avait permis de faire rentrer le mot dans ma bouche, M. Defebvin m’aurait administré une gifle. Son regard devient furieux, mais il se ressaisit.

«L’architecte, qui que cela ait bien pu être, n’a pas sauté de la tour», dit Defebvin d’un ton décidé. «Pourquoi donc aurait-il fait ça?»

Sa question laisse transparaître une certaine défiance, son assurance veut me rendre ridicule, moi, mes suppositions et mes soupçons romantiques. Un plongeon du haut du clocher tors motivé par la honte? De maigres recherches reposant sur une histoire propagée par ouï-dire. Une histoire qui, me fait remarquer le spécialiste chevronné qu’il est, n’est même pas de moi. Et dire que j’ai fait cent-soixante-quinze kilomètres pour apprendre le contraire, qui s’impose comme une évidence.

La raison de ma présence semble constituer une insulte personnelle pour M. Defebvin, qui a consacré sa vie à faire des recherches d’histoire locale sur l’église. Avec tout ça, il aurait bien pu dire que je n’ai rien à faire ici, puisque c’est le fond de sa pensée, mais il est aussi un fin stratège. Notre rencontre lui donne l’occasion de rectifier mon erreur, mon préjugé relatif à son église. Defebvin veut cultiver, corriger mon goût, car pour lui, le clocher n’est nullement raté, c’est au contraire un symbole marquant et unique du village autrement sans charme où il habite, et par extension aussi de lui-même.

Le maire Lamourette, qui connaît l’orgueil buté de Defebvin, voit sa table de réunion se transformer en arène de combat et endosse le rôle de médiateur. Il confirme l’existence de l’histoire. Oui, la légende veut que l’architecte ait sauté de la tour après avoir vu que celle-ci s’était tordue. On le raconte parfois en plaisantant dans la région. S’agit-il d’une vérité historique? Il en doute. La construction de l’église a pris environ soixante-dix ans, plusieurs générations ont été impliquées dans l’entreprise. À cette époque, le grand-père commençait à bâtir, mais ce n’était que le petit-fils qui héritait de son métier qui saurait en définitive à quoi ressemblerait l’église achevée. Il n’est même pas certain qu’un seul architecte ait été responsable des plans. À Rome, en ces temps-là, on avait toutes sortes de Michel-Ange, mais ici à Verchin la construction était sans doute l’œuvre d’une guilde de maçons locale.

«Initialement, c’était effectivement la guilde, mais il faut préciser que l’église telle qu’elle existe aujourd’hui date d’après l’incendie de 1860, et qu’elle a été bâtie par la communauté verchinoise», intervient Defebvin, qui reprend les rênes de la conversation.

«Mon arrière-cousin, qui habite plus loin à Teneur, est spécialiste en généalogie. Il dresse des arbres généalogiques et rédige des histoires familiales moyennant une rétribution honnête. En outre, il connaît les méthodes de datation les plus modernes. Il a expertisé la hache et la scie que mon grand-père m’a données quand j’étais petit garçon, et que lui-même tenait de son propre grand-père. D’après mon cousin, et j’ai toute foi en son jugement, car il a fait une grande école, la hache comme la scie sont des outils d’origine qui datent de l’époque de l’incendie. Ce qui signifie que mon arrière-arrière-grand-père a pris part en personne à la reconstruction de l’église. Tous les Verchinois, et les habitants des villages environnants aussi, ont alors spontanément pris leurs outils pour restaurer leur église au plus vite, c’était comme une évidence. Chaque pierre ajoutée représentait un caillou sur la route du paradis. On considérait comme un honneur de participer à la restauration et ce n’était pas le savoir-faire qui manquait. Vingt-deux mille ardoises de Bretagne qu’elle compte, la tour. Posées à la main. En somme, ce clocher est une sorte de mosaïque sans couleurs, une œuvre d’art sobre et pieuse.»

Le clocher porte avec coquetterie son revêtement d’ardoises de Bretagne comme autant de joyaux dépolis autour de son cou gracile et gauchi, tel un estropié qui chercherait tant bien que mal à se redresser

Ennuyée par le récit de Defebvin, qui laisse par trop transparaître sa volonté de faire de la tour une pierre angulaire de la communauté, je laisse divaguer mon regard par la petite fenêtre en plexiglas du préfabriqué, derrière laquelle les vingt-huit mètres de la tour s’élancent vers le ciel. Admis, elle a un certain charme. Le clocher porte avec coquetterie son revêtement d’ardoises de Bretagne comme autant de joyaux dépolis autour de son cou gracile et gauchi, tel un estropié qui chercherait tant bien que mal à se redresser, touchant dans la rencontre de l’infirmité et de la fierté. Defebvin suit mon regard: «Magnifique, regardez donc comme elle est haute!»

Son enthousiasme enfantin à propos de la tour de l’église somme toute pas si élevée que ça me porte à croire qu’il n’a pas dû se rendre dans une grande ville très souvent.

«Avant l’incendie, la tour était bien plus basse», enchaîne-t-il, «trop basse. La girouette, posée à l’aplomb de l’axe de chaque clocher, doit pouvoir regarder les girouettes des communes avoisinantes, leur faire coucou! Elle joue un rôle didactique, comprenez-vous, la girouette doit inciter les habitants du village à la droiture. Le coq voit tout! Tout, tout, comme le coq de la Bible qui chanta trois fois pour dénoncer le traître Judas. La girouette de Verchin se trouvait à l’origine à quelques mètres en dessous du champ de vision de ses congénères. On craignait que les conséquences de cette différence de hauteur ne soient catastrophiques pour la vertu des habitants. C’est pourquoi, après la destruction par l’incendie, on profita de la reconstruction, non seulement pour consolider la communauté, mais aussi pour exhausser la tour, afin que le coq se trouve au même niveau que les autres. Toutefois, la charpente de l’église n’était pas assez solide pour supporter le clocher de vingt-huit mètres. La hauteur précaire associée au poids des ardoises a fait que la tour, mal ancrée, s’est mise de travers.»

Malgré les efforts, la girouette de Verchin se retrouva donc en berne, à un mètre quarante de sa position d’origine.

M. Maquin rigole: « S’il y a du vent fort, la queue dirige la tête, non?»

Mme Maquin trouve que ce sont là des grivoiseries d’hommes, mais n’en rit pas moins de bon cœur. Je jette un nouveau regard au clocher tors, dressé aux trois quarts, sa courbure vers la gauche, le sexe d’un amant qui se ravise en pleine action. Defebvin déplie deux, trois fois son index dans un geste lourd de sous-entendus, mais qui ne prend pas tout son sens à cause du bout de doigt manquant. Outre la courbure, causée par la hauteur et le poids, la tour semble aussi avoir vrillé autour de son axe.

«Qu’on fasse un nœud dedans!» s’exclame joyeusement Defebvin, entraîné par l’élan des plaisanteries équivoques.

Le maire Lamourette décide de peser lui aussi dans la conversation et évoque l’architecte et théoricien Viollet-le-Duc, connu pour les nombreuses restaurations qu’il a effectuées après la révolte iconoclaste. Viollet-le-Duc a décrit le curieux phénomène des clochers tors comme résultant d’un mauvais séchage du bois. C’est sans doute ce qui s’est produit pour la tour de Verchin. On a utilisé du bois d’ormeau encore vert pour la charpente. Normalement, le bois doit sécher pendant quatre ans avant de pouvoir être employé, mais faute de temps, et suite à une année d’incessantes averses de proportions bibliques, il était encore humide quand la charpente fut érigée à la va-vite. Le clocher ne tarda pas à se déformer et le squelette en bois se tordit.

«Pourquoi manquait-on de temps? Pourquoi fallait-il finir le clocher aussi vite?» m’enquiers-je.

«Les éclairs et les tornades aussi se précipitent, si ce ne sont pas les cloches qui sonnent trop», c’est Mme Maquin qui traduit la réponse de Defebvin à ma question. L’expression de son visage montre qu’elle non plus ne comprend pas vraiment ce qu’il entend par là. Defebvin profite de la confusion pour lancer un sujet qui lui tient à cœur: «Les jeunes gens ne savent plus comment être heureux. La vie d’aujourd’hui est grande et malade et dépressive. Les gens en font trop. Les jeunes veulent tout avoir tout de suite et sans peine, sans faire d’efforts, et en plus ils veulent être les meilleurs. Vingt sur vingt pour tout le monde. Moi, je bois de la bière tous les jours, car dans la société d’aujourd’hui, quand on est mal dans sa peau… on y est bien obligé. C’est la faute à la modernité si la société est devenue comme ça. Je n’ai rien. Rien. Juste ma sœur qui fait le ménage. Mes parents étaient satisfaits de leur vie de gardiens d’immeuble. Nous dormions tous dans la même pièce. On devait tout partager, et aujourd’hui tout le monde est malheureux dans le plus grand confort. Les gens vivent mal.»

«Vous êtes philosophe, M. Defebvin», remarque Mme Maquin.

Il secoue la tête de façon à marquer ses distances avec toute forme de philosophie possible. Il ne veut rien avoir à faire avec cela.

«Si, tout de même, vous avez tout ça bien en tête, mais faites attention à ce que vous dites, M. Defebvin, nous avons une jeune personne ici, elle pourrait se sentir visée».

Et c’est à ce moment précis, quand leurs regards se tournent simultanément vers moi, le regard de Mme Maquin qui m’excuse et le regard de M. Defebvin qui m’accuse, que je sens comment, à cet instant-là, je coïncide à leurs yeux avec tous les changements, tous les manquements et tous les agrandissements d’échelle que le monde a connus depuis que ces deux-là avaient mon âge.

Dans l’addition de leurs regards, je deviens le produit de leur réprobation, l’objet de leur déclinisme. Comme si Defebvin profitait de cette rencontre, de ma présence au village, où l’âge moyen est trois fois supérieur au mien, pour voir la manifestation de tout ce qu’il rejette en un seul visage jeune et coupable que le hasard a mis en sa présence : le mien. Et a-t-il vraiment tort de me juger ainsi?

Tout à l’heure, quand je suis passée devant les branches nues des marronniers d’Inde en entrant dans le village, n’ai-je pas pensé à des barreaux? Je me suis aussitôt sentie enfermée dans la lenteur d’un lieu comme celui-ci. À la vue de ces quelques rues monotones, j’ai essayé comme par réflexe de m’imaginer comment on pouvait vivre ici. Ne serait-ce que du point de vue pratique, la façon dont cela se passait concrètement. Comment il était possible ici qu’une journée s’écoule, et après cette journée la suivante, et cela m’a demandé toute la force de mon imagination. Être livrée toute la sainte journée au connaissable, à ce microcosme ratissé en un clin d’œil, résumant la vie entière qui ne semble pas trouver son chemin jusqu’ici.

Cela m’oppresse, et voilà que M. Defebvin et son discours obstiné sont parvenus, allez savoir comment, à faire en sorte que je me surprenne à avoir la même image de moi que lui. Avant que je puisse corriger cette impression, la porte du préfabriqué s’ouvre. Un homme entre à pas pesants et crie d’une grosse voix menaçante : «Vous m’avez volé ma cousine!»

M. Defebvin se lève d’un bond et manque de lui sauter à la gorge. Les deux hommes s’envoient mutuellement les clous de leur dialecte à la figure dans une véhémente discussion. Mme Maquin suit la dispute avec la même concentration avec laquelle ma grand-mère regarde des feuilletons télévisés. Elle dresse le bilan à mon intention: «Je crois que cet homme est amoureux de la cousine de M. Defebvin.»

«C’est mon cousin, nom de dieu! Il s’agit de ma propre cousine!» s’écrie Defebvin.

«Tu veux la garder pour toi!», fulmine le cousin de Defebvin.

Dehors, dans la cour qui sépare le préfabriqué de l’église, les deux cousins se calment. C’est un malentendu. Si je comprends bien, Defebvin n’aurait pas tant volé la cousine à son cousin que saboté leur mariage. Il n’est pas tout à fait clair si Defebvin avait des prétentions à l’épouser lui-même.

«C’est une femme extraordinaire», rougit le cousin, qui baisse tout à coup le ton et ôte sa casquette, «le clocher tournerait comme une toupie s’il la voyait!»

Il fait allusion à la célèbre légende des vierges de Verchin, qui raconte que la tour Saint-Omer était à l’origine droite et élancée, comme un sexe fièrement dressé se moquant des nombreuses filles qui prétendaient avoir conservé leur virginité jusqu’au mariage. Un jour, une ravissante demoiselle, fille d’un éleveur de porcs, vint se marier à l’église. Contrairement à toutes les autres, elle s’avéra être toujours vierge. Le clocher en fut tellement charmé qu’il se pencha sur la jeune fille pure pour mieux la regarder. En voyant de ses propres yeux qu’elle disait vrai, il en tourna sur lui-même d’étonnement et se tordit en un nœud. Ce n’est que lorsqu’une seconde vierge se présenterait à l’église pour s’y marier qu’il se redresserait. Mais comme je peux le voir, le clocher attend toujours.

«C’est sexiste», soupire Mme Maquin.

«Notre cousine, elle est deux fois plus pure que la vierge de Verchin», dit le cousin. «En outre, c’est la fille d’un éleveur de porcs. C’est Dieu qui a voulu cette symbolique, quand on considère que notre tour d’église avec sa torsion évoque la forme anatomique d’une verge de cochon. Je veux l’épouser, ici même à l’église, avant que nous soyons trop vieux.»

«On verra ce qu’on peut faire», promet le maire. En principe, l’église n’est plus en usage, parce que la nef est détériorée. Cela fera bientôt seize ans qu’on n’y célèbre plus la messe, en raison du risque d’effondrement.

«Et évidemment, M. Defebvin doit donner son accord pour le mariage. Après tout, c’est aussi sa cousine», ajoute-t-il par souci d’équité.

Jusqu’à présent, M. Maquin s’est tenu au second plan, retranché derrière Mme Maquin, ce qu’il considère être de son devoir de mari d’une femme forte, mais le folklore du conte des vierges de Verchin le ranime. Est-ce que je connais par hasard la légende du clocher tors de Saint-Viâtre? Non? Magnifique! L’histoire est tellement fantaisiste, il est presque impossible de l’imaginer!

Mme Maquin lui remonte les bretelles: «Ça suffit, elle ne te prendra pas au sérieux si tu continues.»

une tradition annuelle veut qu’à la fin du Carême les habitants de Saint-Viâtre lancent un filet de poisson contre la tour, hop là, ploc, pour se moquer du diable

Elle veut dire qu’elle craint que je ne la prenne pas au sérieux, elle, à présent que son mari menace de se perdre dans son imagination enfantine. Sur un regard sévère, Mme Maquin s’en va rejoindre le maire et le cousin de Defebvin désespérément amoureux pour négocier la permission de voir l’intérieur de l’église.

Une fois qu’elle est hors de portée de voix, M. Maquin s’approche en catimini, les yeux ronds d’excitation secrète, désireux de partager son trésor. Même Defebvin est visiblement curieux. Précipitamment, comme s’il était sur le point d’être surpris, M. Maquin raconte:
«À Saint-Viâtre, un petit village très catholique au sud d’Orléans, on ne mange pas de viande durant le Carême. Seuls les enfants des paysans qui aident au travail de la terre ont le droit de manger du poisson le vendredi pour reprendre des forces, mais à condition d’attraper eux-mêmes le poisson. Donc le vendredi après-midi, les garçons roulent les jambes de leur pantalon et les filles attachent l’ourlet de leur jupon à la ceinture de leur tablier. Les pieds dans l’eau peu profonde de l’étang non loin du village, ils pêchent à mains nues. Mais oh! que le diable est de mauvaise humeur! À cause du Carême, impossible de mettre la main sur de la viande nulle part. Jaloux des petits paysans qui pourront bientôt se régaler d’un filet de poisson, il décide d’attraper lui aussi un poisson. Sauf que, bien sûr, le diable n’a pas de mains mais des sabots de bouc. Eh bien, la motricité des sabots de bouc rend très difficile d’attraper des poissons. Gauche et empoté, il parvient enfin à en saisir un, mais une fois hors de l’eau, aïe aïe, le poisson glissant lui échappe. Le diable tente de le rattraper in extremis, mais l’envoie voler d’un coup maladroit de son sabot de bouc. Le poisson vient s’écraser contre le clocher de Saint-Viâtre! Cette humiliation met le diable en fureur. Il secoue la tour d’église pour essayer de faire tomber le poisson. À force de pousser et de tirer, le clocher finit tout de travers, mais le diable a beau se démener, son repas reste collé… Depuis, une tradition annuelle veut qu’à la fin du Carême les habitants de Saint-Viâtre lancent un filet de poisson contre la tour, hop là, ploc, pour se moquer du diable, ploc, ploc, ploc.»

Là-dessus, Mme Maquin appelle son mari auprès d’elle. Il obtempère et me laisse seule avec Defebvin au pied du clocher. Maintenant que nous ne sommes plus que tous les deux, l’attitude de ce dernier change quelque peu. Là où Defebvin avait d’abord l’air d’être le membre autodidacte d’un cercle d’historiographie locale, à présent qu’il se trouve face à face avec l’objet de ses études, il se transforme en scientifique sur le point de faire une grande découverte.

Les Maquin ne pouvant plus nous entendre et le maire et son cousin étant plongés dans les arrangements du potentiel mariage entre parents au quatrième degré, M. Defebvin me confie qu’il mène des recherches à titre personnel, en dehors de l’association. L’association fait du bon travail, certes, il le concède, mais elle est trop focalisée sur l’extérieur à son goût, trop préoccupée par les caméras. Lui, c’est la matière elle-même qui l’intéresse. Le dévouement. Et l’amour du métier, oui, ça aussi.

Je lui promets de garder le secret. Il n’est pourtant pas dans la nature de Defebvin de faire profiter un étranger de ses acquis, mais quelque chose a dû le décider à me révéler ce qu’il possède de plus précieux: ses connaissances secrètes au sujet de la tour. Peut-être tout simplement l’envie de pouvoir révéler son génie. Avant que je me rende bien compte, il se penche vers moi et d’un peu trop près, essaie de se faire comprendre du mieux qu’il peut. Maintenant qu’il s’agit d’informations à communiquer avec la plus grande précision, il semble soudainement prendre conscience de son dialecte. Au lieu d’enfoncer un clou dans sa bouche à chaque mot, il prend soin à présent d’expulser ces sonorités cloutées dans mon oreille.

Pour Defebin, il est probable que les forces subtiles de la lune ont contribué à sa courbure

Defebvin fait en ce moment des recherches sur la puissance tellurique d’une rivière souterraine qui traverse la région. Il se sert d’un appareil de son invention pour faire des mesures permettant de traduire les mouvements de la lune et de la terre en données concrètes. Les résultats ne sont encore que provisoires, mais il est probable, hautement probable, que le rayonnement de la lune a exercé une pression lente mais constante depuis la construction de la tour et que ces forces subtiles ont contribué à sa courbure. Une partie des résultats de mesure divergent.

Cela l’a poussé un temps à penser que la torsion pouvait éventuellement provenir d’une exposition prolongée à la chaleur du soleil, mais son sentiment – et la science ne serait rien sans sentiments et sans intuition – le ramène toujours à l’effet du rayonnement de la lune. S’il parvient à prouver que la courbure a été causée par la lune, ce ne sera plus qu’une affaire de tableaux chiffrés pour démontrer que la torsion du clocher s’explique par la rotation terrestre. Il en est de plus en plus convaincu: si le clocher de Saint-Omer s’était trouvé au sud de l’équateur, il aurait tourné dans l’autre sens.

Maintenant que Defebvin, rouge d’excitation, a partagé les résultats provisoires de ses recherches, la ressemblance entre lui et sa tour saute tout à coup aux yeux. Tous deux sont élancés, burinés, impénétrables, et quelque peu empêtrés du sommet. Il est la tour. La tour fait partie de lui. Je dis que tout cela paraît tout à fait plausible.

Le maire Lamourette, les Maquin et le cousin de M. Defebvin ressortent du préfabriqué. Aucune décision n’a été prise relative au mariage. En revanche, le maire a accepté, en partie en raison de la visite spéciale de la présidente de l’association et de la jeune écrivaine belge, de nous laisser entrer dans l’église exceptionnellement aujourd’hui. Il souligne qu’il ne saurait être tenu responsable si un accident devait se produire.

Defebvin hésite à entrer avec nous. En même temps, je vois qu’il ne peut pas se résoudre à laisser passer une des rares occasions de pénétrer dans l’église. Il clôt la file qui entre à petits pas par le portail sud. À nos risques et périls, nous franchissons le seuil de l’église Saint-Omer. Une fois dedans, la raison de l’indécision de Defebvin ne tarde pas à apparaître: l’état d’abandon de l’intérieur doit beaucoup peiner le passionné qu’il est.

Sous l’épaisse couche de poussière, la couleur des fleurs artificielles qui ornent l’autel se laisse à peine deviner. La scène figurative sur le grand tableau du fond est méconnaissable, dégradée par une tache couleur café. En même temps, le soleil de la fin d’après-midi traverse les vitraux dans un éclat serein et les statues à l’effigie de Jeanne d’Arc et de Thérèse d’Avila nous sourient avec bienfaisance et indulgence. Le déclin et la gloire se mêlent en une sacralité sombre et abandonnée. À droite derrière les bancs est accrochée une feuille de papier encadrée. Elle porte comme en-tête, en caractères noirs aux contours rouge-brun calligraphiés à la main : L’église de Verchin. Sous ce titre, deux citations:

«L’une des plus belles églises de l’arrondissement!» (R. Rodière)

«L’église mérite d’être classée monument historique!» (G. Lanfry)

Un inventaire détaillé de faits historiques vient remplir le reste du papier :

Verchin relève du comté d’Artois depuis le XVIe siècle.

1607: Verchin, située sur l’ancienne voie romaine qui relie Thérouanne à Vieil-Hesdin, est dotée de sa propre église fortifiée dans le but de la protéger, compte tenu de sa position exposée en bordure de cette route de passage. La construction est ordonnée sous le patronage d’Antoine de Tramecourt et Louise de Saint-Venant.

Style: gothique flamboyant

Massif occidental (église militante): tour massive fortifiée, avec plusieurs étages et meurtrières, les murs de la nef ont une épaisseur d’un mètre quarante.

1611 : achèvement de la nef: cinq travées couvertes de voûtes en croisée d’ogives.

16 janvier 1611: lors des travaux de la voûte, le maçon en chef Jean Porc tombe et fait une chute mortelle.

Extrait de Waagstukken (Entreprises périlleuses), De Arbeiderspers, Amsterdam, 2019, p. 35-47.
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Charlotte Van den Broeck

écrivaine et poète

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