Une traversée de l’Atlantique: «Septentrion» en visite à Montréal
Depuis sa création, Septentrion ambitionne de présenter la culture de la Flandre et des Pays-Bas aux francophones, disons plutôt à tous les francophones. Il est évident que nous avons surtout des abonnés en France et en Belgique francophone, mais nous ne négligeons pas les lecteurs d’autres sphères francophones. En novembre 2004, le noyau de la rédaction de la revue s’est rendu à Montréal en compagnie d’éminents écrivains et musiciens flamands.
«Nous allons à Montréal. Sur les traces des marchands de fourrures.» L’ancien rédacteur en chef ne pouvait dissimuler son exaltation. D’emblée, il nous contait, en connaisseur, l’histoire mouvementée du Québec, que je le soupçonnais d’avoir tout juste relue dans une encyclopédie. La raison de ce voyage était que la Flandre venait d’être choisie comme invitée d’honneur à l’édition 2004 du salon du Livre de Montréal. Pour préparer ce salon, il fallait préparer un numéro thématique, un numéro «Québec», où puissent être abordés divers échanges (historiques et autres) entre le monde néerlandophone et le Québec.
À peu près un an plus tard est venu le moment du départ, avec le rassemblement d’une délégation enthousiaste à la gare du Midi à Bruxelles. Lorsque j’y suis arrivé, tout le monde était déjà là: en plus du rédacteur en chef et de son adjoint flamand, il y avait les écrivains Stefan Hertmans (désormais connu bien au-delà de l’aire linguistique néerlandaise) et Geert van Istendael, le poète Leonard Nolens et la poétesse Miriam Van hee, ainsi qu’une formation musicale comprenant le chanteur Dirk Van Esbrouck (malheureusement décédé depuis), le guitariste Guido Desimpelaere, la clarinettiste Christel Borghlevens et le percussionniste Johan De Baedts.
De Bruxelles, le Thalys nous a emmenés à l’aéroport Charles de Gaulle près de Paris. De là, une ligne directe nous a permis d’atterrir directement à Montréal. Quelques membres de la délégation n’avaient jamais encore mis le pied sur le continent américain. En atterrissant par ce soir de novembre à l’aéroport de la métropole du Québec, nous étions pleins d’impatience et de curiosité.
Émus aux larmes
Il n’entre pas dans mes intentions de vous faire un compte rendu détaillé de tout ce que nous avons organisé à Montréal, que ce soit au Salon du Livre ou en dehors. Je tiens cependant à mentionner un événement, sans doute parce qu’il s’est le plus durablement gravé dans ma mémoire: la soirée au centre artistique de la Place des Arts.
Dans la salle, très accueillante, il n’y avait plus un siège de libre, et l’assistance a écouté avec un vif intérêt Hertmans, Nolens, Van hee et Van Istendael. Mais l’apothéose était encore à venir. L’ancien chanteur folk Dirk Van Esbrouck s’était déjà taillé une belle réputation durant les années précédentes avec son interprétation de poèmes de langue néerlandaise mis en musique. À la demande de Septentrion, il avait encore ajouté quelques poèmes à son répertoire. Les poèmes en traduction française, la voix de Van Esbrouck et l’accompagnement musical ont fait forte impression. Van Esbrouck a gardé le meilleur pour la fin, entonnant alors à pleins poumons «Gens du pays», chanson composée par le poète et chanteur québécois Gilles Vigneault. La salle, conquise, a repris le chant avec lui et j’ai vu devant moi plusieurs personnes avec les larmes aux yeux.
Un autre univers
Si vous le permettez, je voudrais encore vous dire un mot d’un autre moment, bien qu’il n’ait pas fait partie du programme de Septentrion. La section locale de la CAANS (Canadian Association of Advanced Netherlandic Studies) m’avait invité à donner une conférence sur les récents développements culturels en pays néerlandophone. J’ai repris en grande partie le texte d’une causerie que j’avais donnée trois ans plus tôt à la demande de la même association à Vancouver, Edmonton, Calgary et Ottawa. Mais j’y ai ajouté une évolution qui, à mon sens, était assez frappante: l’anglicisation galopante, notamment dans le monde universitaire aux Pays-Bas.
Ma conférence a eu lieu dans une petite salle de l’université McGill, devant un parterre de Néerlandais résidant depuis plus ou moins longtemps à Montréal. Alors que je disais en préambule combien j’avais été emballé par la soirée de la veille à la Place des Arts, j’ai surtout ressenti de l’indifférence. Un vieux monsieur distingué a dit: «C’est un endroit où je ne voudrais jamais aller, on n’y parle que français.»
Pendant ma causerie, j’en ai vu plus d’un froncer les sourcils, précisément quand j’ai commencé à parler d’anglicisation. Cela a d’ailleurs été le seul sujet abordé à la fin lors des questions-réponses. On m’a fait comprendre que j’étais fâcheusement en retard sur mon temps. Il était urgent que davantage d’universités, où que ce soit en Occident, jettent la langue maternelle au panier et se mettent à l’enseignement en anglais. Ma tentative d’objecter que l’anglicisation avait aussi ses inconvénients n’a presque rencontré que des regards stupéfaits. Je n’avais eu à parcourir qu’un court trajet en métro pour venir à cette McGill University, mais je me retrouvais dans un tout autre univers.
La plus belle église au monde
Laissez-moi encore vous livrer d’autres images mémorables que je garde de cette semaine à Montréal. La superbe vue de la ville depuis le Mont Royal, la ville souterraine (vraiment très impressionnante) et l’atmosphère du quartier italien où nous nous sommes rendus plus d’une fois (il faut dire que l’ancien rédacteur en chef était un italophile invétéré). Mais aussi la ferveur avec laquelle une dame flamande d’un certain âge parlait de la basilique Notre-Dame dans le Vieux-Montréal. Pour elle, de loin la plus belle église du monde ou (après une brève hésitation) en tout cas du Nouveau Monde. Et aussi quelque chose qui m’avait déjà étonné lors de ma tournée de conférences trois ans plus tôt. La manière dont les immigrants venus des Plats Pays voyaient leur pays d’origine. C’était comme si les Pays-Bas et la Belgique s’étaient arrêtés de vivre, comme si les deux pays, à partir du moment où on avait émigré, n’avaient plus évolué sur le plan culturel et social. Et ces mêmes immigrants, s’il leur arrivait de retourner en visite dans leur pays natal, en repartaient souvent passablement déçus.
Aurore Duwez / Pixabay
Le site des Jeux olympiques m’a rappelé l’été caniculaire de 1976. À l’époque, j’admirais à la télévision les exploits de l’athlète cubain Alberto Juantorena et de notre Ivo Van Damme national. Mais beaucoup avaient retenu de ces JO de 1976 leur coût pharaonique.
Un miroir trouble
Que sera-t-il finalement resté de tangible de ce séjour à Montréal? Pour notre programme de la Place des Arts, nous avions publié une brochure reprenant tous les textes. Et on ne peut oublier le numéro thématique de 200 pages consacré aux relations entre le Québec et la sphère linguistique néerlandaise. Ce numéro a été très favorablement accueilli par la critique, entre autres dans le journal Le Devoir.
De nombreux participants au voyage étaient mis à l’honneur dans ce numéro québécois. Mais on y trouvait notamment aussi des textes abordant des sujets tels que le rôle des Canadiens francophones sur le front flamand durant la Grande Guerre (1914-1918) et les structures étatiques (complexes) du Canada et de la Belgique. Les lettres que s’étaient échangées Stefan Hertmans et le Québécois Gilles Pellerin, également reprises dans ce numéro, ont même débouché sur un authentique livre, publié en versions française et néerlandophone. La version française, intitulée Lumières du Nord, a paru en 2007 aux éditions de L’Instant même.
J’avoue que la chose a failli m’échapper. Mais il a suffi que je reprenne en main ce numéro thématique pour que cela me saute aux yeux. Le titre qui avait été choisi pour le dossier québécois était «Comme dans un miroir trouble». En 2004, Septentrion portait encore comme sous-titre «Arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas», mais nous avons récemment opté pour «Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas». Ne serait-ce pas, par un cheminement inconscient, le souvenir de Montréal qui refaisait surface?