Utrecht, bien plus que le lieu de naissance d’un charmant petit lapin
Neuf cents ans, c’est l’âge qu’a la ville d’Utrecht en 2022. Quand le journaliste britannique Derek Blyth y habitait, c’était une ville universitaire méconnue et, au mieux, une agréable excursion d’une journée à partir d’Amsterdam. Lors d’une visite récente, Derek Blyth est tombé sous le charme de ses canaux pittoresques, ses nombreux cafés animés, son parking pour vélos –le plus grand au monde– et un petit lapin fort adorable qui apparaît partout dans la ville.
J’aurais dû le savoir. Comme le disait le philosophe Hérodote, on ne peut jamais mettre deux fois le pied dans la même rivière. Les choses changent. Bien évidemment. Mais quand même, j’ai été désorienté en descendant du train à Utrecht, où j’avais pourtant vécu pendant neuf mois, lorsque j’ai réalisé que rien n’était plus pareil.
Quand j’y avais emménagé, Utrecht était une ville néerlandaise méconnue. Personne dans mon entourage ne pouvait indiquer son emplacement sur une carte de l’Europe. Elle était considérée au mieux comme une agréable excursion d’une journée pour quiconque venait d’Amsterdam. Et pourtant Utrecht me paraissait une ville intéressante. On pouvait y trouver des canaux sombres et mystérieux avec leurs quais de brique au ras de l’eau, de sympathiques bars d’étudiants et de vieilles églises en pierre. Le seul problème était qu’il était impossible d’y trouver un logement. C’est encore le cas. C’est pourquoi je n’y suis resté que neuf mois.
Beaucoup de choses ont changé depuis. Les touristes semblent mieux connaître la ville d’Utrecht. Ils peuvent aussi mieux prononcer son nom—pas u-trecht mais ou-trecht. Elle commence à avoir la réputation de lieu à visiter et est devenue plus qu’une excursion d’une journée à partir d’Amsterdam. Cette dernière étant aujourd’hui, tout le monde serait d’accord pour le dire, une ville inondée de touristes.
Selon le journal The New York Times, c’est à Utrecht que l’on trouve l’une des cultures des terrasses les plus vivantes en Europe. Il y a quelques années, elle a reçu le titre de ville néerlandaise ayant le centre-ville le plus animé. C’était donc le bon moment pour visiter Utrecht.
À la seconde où je suis sorti de la gare, je me suis senti perdu. Avant, on tombait pile sur un centre commercial affreux du nom de Hoog Catharijne. Conçu en 1962, l’endroit se voulait un plan moderne et audacieux pour revitaliser une ville provinciale bien endormie. Situé sur la place des portes de la ville, le Hoog Catharijne était connu comme le plus grand centre commercial d’Europe. Het Winkelhart van Nederland –le cœur du shopping des Pays-Bas, comme aimaient le vanter les développeurs immobiliers.
On trouvait dans ce complexe commercial une station de métro et de bus, des magasins, des restaurants, des bureaux et des parkings, le tout sous un même toit. Cela semblait être une bonne idée au moment de sa construction. Les développeurs immobiliers prétendaient que Hoog Catharijne était un «plan de développement urbain unique et intemporel», même si pour cela ils devaient détruire tout un quartier, incluant un bâtiment Art nouveau appartenant à la compagnie d’assurances De Utrecht.
Cela a été un désastre, selon une exposition présentée en 2019-2020 au Centraal Museum: Dromen in Beton (Rêve de Béton). Le méga complexe a détruit le tissu social, augmenté le nombre d’embouteillages et causé de violentes manifestations avant même son lancement.
Le «développement intemporel» n’aura duré que quarante ans. Une fois détruit, un nouveau projet a pu être développé. En sortant de la gare moderne et lumineuse, vous tombez sur une place balayée par le vent et entourée d’immenses tours de bureaux, d’une galerie marchande clinquante appelée The Mall et d’hôtels modernes rutilants. Plus loin, vous pouvez voir une théière géante sur le haut d’un parking.
L’élément le plus innovant de ce projet est enfoui dans le sol, sous la place. C’est à cet endroit que la ville a construit le plus grand parking pour vélos du monde. C’est un beau complexe souterrain lumineux avec assez d’espace pour accueillir 12 500 vélos, des rangées interminables de vélos proprement alignés les uns au-dessus des autres. Mais l’espace manque déjà: la ville aurait besoin d’ajouter 10 000 places pour satisfaire à la demande croissante.
Me faufilant entre les vélos, je suis parti à la recherche du centre de concert de Vredenburg. Construit à la même période que Hoog Catherijne, c’était certainement l’élément le plus réussi du projet—un bâtiment chaleureux et ouvert conçu par l’architecte néerlandais Herman Hertzberger. Mais il m’a fallu un certain temps pour le repérer. Si le bâtiment d’origine est toujours présent, il semble dérisoire sous les quatre nouvelles salles de concert perchées sur sa hauteur. Renommé Tivoli Vredenburg, le complexe culturel offre un programme ambitieux de jazz, de musique classique et de pop, y compris des concerts gratuits dans le hall d’entrée. L’ensemble est sans aucun doute impressionnant, mais la discrète touche humaniste néerlandaise de l’ancien Vredenburg me manque.
Quoi d’autre a changé? Je me posais cette question tandis que je traversais la place vide devant le Vredenburg et descendais la rue étroite de Drie Haringstraat. Il y avait auparavant au bout de cette rue un faux bar anglais qui s’appelait King Arthur et dans lequel se trouvait un intérieur de mauvais goût cherchant à évoquer une salle de banquet médiévale. Ce bar a disparu, dieu merci. Les armures et les fûts de bière Bass ont été jetés et il n’en reste plus rien si ce n’est une peinture murale délavée sur un mur latéral.
Cette ruelle débouche sur le charmant canal du Oude Gracht –un canal doté d’un quai double et dont le quai inférieur, profondément enfoncé, est accessible via un escalier de bois escarpé. Le canal a été nommé le Oude Gracht après le creusement du Nieuwe Gracht en 1390. Le Oude Gracht est donc un très vieux canal (pour un pays comme les Pays-Bas) et il est particulièrement étrange avec les caves sombres se trouvant tout le long de son quai inférieur.
Il existe plus de 300 de ces caves le long des canaux, un phénomène urbain unique. Elles avaient été construites le long des quais en brique pour entreposer les biens transportés par voies fluviales. Jusqu’à récemment, ces endroits sombres et humides étaient plus ou moins abandonnés. Mais aujourd’hui, ces cachettes urbaines sont des lieux très prisés occupés par des bars d’étudiants, des restaurants et même des chambres d’hôtes. Et elles ne sont pas bon marché: un agent immobilier sur place a récemment évalué un de ces biens à 325 000€.
En passant devant de vieux arbres plantés le long du quai, j’ai remarqué d’étranges sculptures à moitié cachées. Se trouvant au bas des lampadaires, ces œuvres insolites ont été taillées par l’artiste suisse Jeannot Bürgi sur une période de vingt ans. Certaines sont réalistes. D’autres, grotesques. Chacune est unique.
Je peux concevoir l’attrait d’une cave le long du Oude Gracht, même si c’est très cher. J’y étais un samedi matin, et le carillon qui se trouve à l’intérieur de la tour Dom jouait un air joyeux pendant que des vendeurs vendaient leurs fleurs à la criée. Vier bosjes voor vijf euro—quatre bouquets pour cinq euros.
Puis, je me suis souvenu de Broodje Mario sur le pont de Visbrug tenu par un Italien sympathique qui vendait d’énormes pains italiens garnis de salami, de fromage, de chorizo et de piments rouge. Il apportait une touche exotique au moment où le broodje kaas (baguette au fromage) était le sandwich néerlandais par excellence. Mario est mort en 2013, mais ses sandwichs sont toujours vendus dans un magasin du Oude Gracht.
Alors que j’étais sur le pont de Visbrug, quelque chose m’a paru bizarre. On aurait dit qu’une tour à logements était en construction dans le centre de la ville. Puis j’ai réalisé qu’il s’agissait de la magnifique tour du Dom recouverte d’une bâche de protection. On ne pouvait rien voir de l’élégante tour gothique qui veille sur la ville d’Utrecht depuis 1382.
Quand j’ai posé la question à l’office de tourisme, on m’a répondu que les travaux de restauration allaient durer cinq ans. Cinq ans! J’ai raconté cela à un ami néerlandais, et il s’est souvenu d’une cascade réalisée en 1986 lorsqu’une réplique grandeur nature d’une fusée lunaire Saturn V avait été construite contre la tour Dom. «Les gens disaient que la fusée était aussi grande que la tour, quelqu’un a donc voulu le vérifier».
Plus tard dans la journée, je suis passé devant une grande maison sur laquelle était apposée une enseigne en laiton. Utrecht, sy is de Parel van Euroop (Utrecht, tu es la perle de l’Europe), pouvait-on y lire. Everard Meyster a écrit ces mots en 1668 au moment où qu’il habitait Achter Sint Pieter.
Six ans plus tard, un ouragan dévastateur s’est abattu sur la perle de l’Europe. Il a détruit des monastères, arraché des toits et fait tomber une grande partie de la cathédrale. La ville n’a même pas pris la peine de la reconstruire. Au lieu de cela, elle a détruit la nef, ou du moins ce qu’il en restait, laissant une place vide qui sépare la tour du chœur. Jusqu’à récemment, le bus numéro huit passait directement par l’arche gothique sous la tour Dom.
Le quartier du Dom est habité depuis l’époque romaine lorsqu’un fort a été construit près de la rivière. Rien n’a survécu à l’exception des fondations qui sont enterrées sous la place du Dom. Mais le contour est souligné par des bandes de fer encastrées dans le pavage qui sont illuminées la nuit d’une mystérieuse lumière verte (passant à l’orange à l’anniversaire du roi).
Je suivais les canaux qui serpentent doucement à travers la vieille ville, devant des boutiques insolites, des œuvres d’art curieuses et des cafés bruns. D’abord le Oude Gracht, puis l’élégant Nieuwe Gracht, et enfin l’étrangement nommé Drift.
À la tombée de la nuit, j’ai atterri au Vingerhoed, dans l’étroite ruelle Donkere Gaard, où l’intérieur avait à peine changé depuis la dernière fois que j’y avais bu un verre. Ses murs rouges couverts d’affiches de théâtre, ses tables à l’arrière donnant sur le canal et ses marches traîtresses vers les toilettes y étaient toujours.
Jetant un coup d’œil sur le canal, j’ai réalisé qu’Utrecht était la ville la plus mystérieuse de toutes celles que je connais aux Pays-Bas. J’aime l’atmosphère étrange que l’on peut découvrir le long des canaux doubles et de leurs ruelles étroites, et où vous pouvez tomber sur une cour cachée tout droit sortie d’une peinture de Pieter de Hooch, un petit parc et son banc solitaire ou un ancien atelier de violons.
J’avais cru avoir bien saisi l’âme d’Utrecht, mais j’avais raté quelque chose de très important.
Miffy dans la ville
Le matin suivant, j’ai fait une longue promenade à travers Utrecht. Sur le chemin, j’ai commencé à voir quelque chose d’inattendu. Le charmant petit lapin connu sous le nom de Nijntje (ou Miffy en français et en anglais) apparaissait à toute sorte d’endroits. Il y avait la statue de Nijntje dans un parc. Des cartes postales de Nijntje aux couleurs éclatantes à côté des reproductions plus traditionnelles de Rembrandt. De petits Nijntje dans les vitrines de boutiques. Il semblait que Nijntje était devenu le symbole—non-officiel—d’Utrecht.
Cela a fini par prendre tout son sens. Dick Bruna, qui est à l’origine des livres de Nijntje, a vécu toute sa vie à Utrecht. Né en 1927, il a étudié le design graphique à Amsterdam avant de rejoindre la maison d’édition familiale. Il a commencé en travaillant sur des couvertures emblématiques pour des polars de Maigret avant de se tourner vers les livres pour enfants. Œuvrant dans un studio près de la cathédrale Dom pendant 30 ans, Bruna a inventé des histoires simples sur le petit lapin Nijntje en utilisant des formes épaisses et de simples couleurs primaires.
La ville fête Dick Bruna de la même façon qu’Amsterdam commémore Rembrandt. En 2015, le Centraal Museum a reconstruit la pièce mansardée où Bruna travaillait, tandis que le très populaire musée Miffy a ouvert ses portes de l’autre côté de la rue en 2016. Vous pouvez voir le lapin partout—sur des aimants de frigo, des crayons, des cartables et des ballons. Il y a un Nijntjepleintje (place Miffy) avec une statue en bronze du lapin faite par Marc, le fils de Bruna, un ensemble de feux de signalisation Miffy et même un dortoir Miffy dans l’auberge de jeunesse Stayokay.
Malgré le succès planétaire de Miffy, Bruna a continué à vivre modestement jusqu’à sa mort en 2017. Son plus grand plaisir, disait-il, était de prendre son vélo et de se rendre à son atelier de travail par les rues d’Utrecht, s’arrêtant presque chaque jour à son café préféré pour y déguster une tasse.
Ce café s’appelle l’Orloff. C’est un endroit sympathique en plein cœur de la ville avec une énorme horloge suspendue au plafond et une plaque indiquant la table, située près d’une fenêtre, où Bruna aimait s’asseoir. Mais aucune trace de Miffy.
Et puis, j’ai découvert quelque chose de surprenant. Il semblait que Dick Bruna, enfant, ait été inspiré par la maison Rietveld-Schröder, située à la périphérie d’Utrecht. Construit par le jeune architecte Gerrit Rietveld en 1924, cette maison qui se trouve au bout d’une rangée de maisons mitoyennes classiques est toujours un spectacle étonnant. Conçue pour Truus Schröder après la mort de son mari, c’est une demeure moderne et austère aux murs de béton et aux couleurs primaires.
La maison était presque neuve quand Bruna était enfant. Il passait devant régulièrement quand sa mère l’amenait au parc. Ses fortes lignes noires et ses couleurs vives ont donné naissance au style graphique distinctif des livres Miffy.
Les charmes féminins d’Utrecht
Il me restait un dernier endroit à visiter. Il a commencé à pleuvoir alors que je me promenais le long du canal légèrement incurvé Kromme Nieuwegracht, à la recherche de la maison sise au numéro 3-5. Il s’agit d’un manoir plutôt sinistre au bord du canal, qui a été autrefois la demeure de l’écrivaine d’Utrecht Belle de Zuylen. Sur une plaque en bronze à côté de la porte, on retrouve une citation de Belle datant de 1794. «Je ne demande pas la liberté d’expression,» disait-elle. «Je l’ai déjà.»
© Derek Blyth
Il y a des années, j’ai découvert Belle van Zuylen en lisant le journal de l’auteur écossais James Boswell. Il est arrivé à Utrecht en septembre 1763 avec le projet d’étudier le droit néerlandais. Il avait trouvé une chambre à l’hôtel Het Kasteel van Antwerpen où il s’est très vite senti malheureux. «On m’a montré une vieille chambre à coucher avec des meubles hauts où je devais m’asseoir et me nourrir seul,» raconta-t-il à un ami. «À chaque heure, les cloches de la grande tour jouaient un air de psaume lugubre. Une mélancolie profonde me saisit. Je gémissais à l’idée que j’allais habiter tout l’hiver dans cet endroit si affreux. Mon pauvre Boswell! Comment en suis-je arrivé là?»
Boswell s’est ragaillardi en octobre quand il a rencontré Belle van Zuylen. «Cette nuit, tu as été ridiculement timide en la présence de Miss de Zuylen,» a-t-il écrit dans son journal. Il a même composé un poème d’amour: «Et encore maintenant, les charmes féminins d’Utrecht/Font battre ma poitrine bienheureuse avec les alarmes de l’amour.»
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Et c’est à ce moment-là que j’y ai éprouvé de l’intérêt. Assis à la bibliothèque municipale de l’Oude Gracht avec mon dictionnaire néerlandais-anglais, j’ai parcouru laborieusement les biographies, les longues lettres en français et la célèbre nouvelle de 1762 de Belle van Zuylen «Le Noble» (que son père a tenté de faire interdire). Il est vite apparu que quelque chose d’intéressant s’était passé à Utrecht au courant de l’hiver 1763.
Isabella van Tuyll van Serooskerken, dit Belle van Zuylen mais aussi connue sous le nom d’Isabelle de Charrière, avait 23 ans quand Boswell est entré dans sa vie. Elle venait d’une vieille famille d’aristocrates qui possédait la vieille maison en pierre grise de Kromme Nieuwegracht et un vieux château au bord de la rivière Vecht. La jeune Isabella avait visité Paris et Genève avec sa gouvernante suisse à l’âge de dix ans. Elle avait appris le français à Genève et avait rencontré le peintre Maurice-Quentin de la Tour à Paris. Elle était aussi entrée en contact avec de nouvelles idées françaises sur la liberté et la nature, qui l’ont amenée à rejeter les anciennes notions de la génération de son père.
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Il était clair depuis le début que Boswell et Belle formaient un couple incompatible. «Tu étais choqué, ou plutôt offensé, de sa grande vivacité,» écrivait Boswell dans son journal daté du 28 novembre, après qu’ils avaient joué aux cartes ensemble. Le mois de janvier suivant, il critiquait sa frivolité sans limite, et au mois d’avril, il l’avait définitivement rayée de sa liste d’épouses potentielles. «Zélide était nerveuse. On voyait qu’elle ferait une misérable épouse et qu’elle mettrait au monde des malheureux» écrivait-il. «Elle ne fera jamais une épouse», se dit-il à lui-même trois semaines plus tard. «Tu serais misérable avec elle,» s’est-il rappelé le 11 juin.
Boswell a quitté Utrecht durant l’été de 1764. Il n’a jamais revu Belle.
Hérodote avait raison. On ne peut jamais mettre le pied deux fois dans la même rivière.