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Vermeer passé au scanner: le peintre de la sérénité peaufinait ses œuvres jusqu’au dernier moment

Par Eric Bracke, traduit par Maxime Kinique
15 mars 2023 10 min. temps de lecture Vermeer, encore et encore

À première vue, Johannes Vermeer et impulsivité ne font pas bon ménage. Et pourtant, comme le révèlent les analyses en laboratoire effectuées en amont de l’exposition Vermeer au Rijksmuseum d’Amsterdam, le grand maître travaillait encore à ses compositions après avoir entamé la phase d’exécution.

Vous vous souvenez du tableau de Vermeer intitulé La Laitière? Celui-ci représente une aide-cuisinière avec une coiffe blanche, un corsage ocre et un tablier bleu en train de verser du lait concentré d’une cruche dans un plat. Comme dans pratiquement toutes les œuvres de Vermeer, une fenêtre à gauche de la toile imprègne de lumière du jour une scène empreinte de sérénité.

L’artiste a veillé à ce que l’arrière-plan soit un peu moins travaillé du côté où la plus grande quantité de lumière tombe sur la jeune fille, tandis que son côté le plus obscur à droite contraste avec le blanc brillant du mur. Ce contraste a pour effet que les contours de la jeune femme apparaissent comme ciselés dans une pièce quasi sacrée, où rien ne détourne l’attention du spectateur ou de la spectatrice de l’action sereine qui est représentée. Avec un peu d’imagination, on peut entendre le doux bruit du lait qui coule.

Sérénité et intimité qui se côtoient dans des compositions domestiques équilibrées, telle est la marque de fabrique de Johannes Vermeer (1632-1675), comme le démontre à merveille l’exposition au Rijksmuseum, qui rassemble pas moins de 28 des 37 œuvres connues du peintre.

La composition de La Laitière n’était pourtant pas aussi immuable qu’il n’y paraît: l’artiste avait déjà entamé l’exécution de son tableau depuis un certain temps quand il a décidé de représenter la scène initiale avec moins de détails. Il a ainsi repassé son pinceau sur quelques attributs du décor. À l’origine, c’est une planche à cruches qui était représentée derrière la tête de la jeune fille. L’inventaire de la masse qui a été établi après le décès de l’artiste mentionne une étagère de ce genre, à laquelle pendent par l’oreille les cruchons en pierre. Dans sa composition initiale, Vermeer avait peint cet attribut en noir, mais l’enquête technologique révèle qu’il a fait disparaître cette planche à un stade précoce du processus de création sous des couches de peinture pâle.

Made with Flourish
De nouveaux outils technologiques, développés en partie par des chercheurs de l’université d’Anvers, nous permettent de suivre la genèse des compositions épurées et emblématiques de Vermeer.
© Université d’Anvers / Rijksmuseum

Un deuxième élément a disparu dans la composition finale: en bas à droite du tableau, les contours sombres d’un brasero ont été recouverts de peinture. Cet objet destiné à garder les bébés au chaud et à sécher leurs langes –ce n’était pas du luxe chez les Vermeer et leurs onze enfants!– apparaît également dans l’inventaire de la masse évoqué ci-dessus.

Les chercheurs ont soumis beaucoup d’autres tableaux encore –issus de collections aussi bien néerlandaises qu’étrangères– à une analyse macroscopique. Il en ressort que Vermeer a apporté des modifications à un nombre considérable de ses compositions alors que le processus de peinture était déjà en cours.

Retirer et ajouter

Considérons La Ruelle, l’un des rares tableaux que Vermeer a peints en plein air. Cette toile représente quatre personnes: une femme assise dans une ouverture de porte, plongée dans son travail manuel, deux enfants jouant à genoux sur le trottoir et une autre femme dans la ruelle longeant la maison, debout près d’un tonneau. Bien que ces personnages vaquent à des occupations diverses et variées, il se dégage de cette œuvre une belle impression d’équilibre et la sérénité silencieuse d’une douce journée d’été.

Dans cette composition, qui aurait pour thème les numéros 40-42 de la Vlamingstraat, Vermeer a effacé une cinquième personne qui se trouvait devant la ruelle alors qu’il avait déjà entamé l’exécution de son tableau. La raison de cette modification réside peut-être dans le fait que la composition dégageait ainsi une plus grande profondeur, une impression qui s’explique en partie par le fait que les eaux usées dans le caniveau s’écoulent désormais de manière bien visible dans notre direction.

Il y a également des compositions avec des femmes et des lettres, que Vermeer a modifiées pendant l’exécution. Dans son tableau La Liseuse à la fenêtre, il avait tout d’abord peint deux chaises à côté de la table, avant de décider de dissimuler la chaise à droite dans la composition derrière un rideau vert qu’il allait ajouter.

Made with Flourish
La Liseuse à la fenêtre, vers 1662-1663
© Rijksmuseum

Dans La Maîtresse et la Servante, la maîtresse attablée rédige une lettre pendant que la servante lui en apporte une autre. Initialement, comme souvent dans les tableaux du dix-septième siècle, une scène au mur donnait une idée du contenu de la lettre. Vermeer allait toutefois se raviser alors qu’il avait entamé la phase de finition de son tableau et faire disparaître presque complètement la scène avec des personnages dans un décor sombre et dramatique.

Dans La Lettre d’amour, une autre toile avec une lettre et une servante, Vermeer n’a pas réduit la composition initiale, mais y a ajouté au contraire quelques attributs. Au-dessus des carrelages qu’il avait déjà représentés, le peintre allait ainsi ajouter un coussin avec une corbeille.

Exploration lente

Si tous ces changements dans les compositions des œuvres de Johannes Vermeer ont pu être révélés au grand jour, c’est grâce à l’analyse macroscopique effectuée ces deux dernières années par le laboratoire du Rijksmuseum. Les chercheurs ont utilisé trois techniques se recoupant partiellement et ont regroupé les informations comme on assemblerait les pièces d’un puzzle, afin de se faire une idée aussi précise que possible de la méthode de travail du peintre.

La première technique analytique utilisée pour visualiser les retouches apportées par Vermeer est connue sous le nom de Reflectance Imaging Spectroscopy (RIS). Les chercheurs éclairent le tableau au moyen d’un appareil, puis prennent des photos. Ces dernières fournissent des informations non seulement à propos des retouches, mais également à propos des pigments utilisés par le peintre.

La deuxième technique, appelée cartographie en macro-spectrométrie de fluorescence X (MA-XRF), permet elle aussi de visualiser des couches de peinture sous-jacentes et nous informe sur la présence de matières chimiques. La technologie existe depuis un certain temps, mais l’instrument qui permet d’effectuer une analyse macroscopique non invasive de l’intégralité d’un tableau est, lui, plus récent. Cet instrument a été imaginé il y a quelques années par le groupe de recherche AXIS de l’université d’Anvers, avant d’être commercialisé par une entreprise et d’être aujourd’hui utilisé au Rijksmuseum par l’équipe de chercheurs qui l’a inventé.

On retrouve le même groupe de recherche derrière la troisième technique utilisée à Amsterdam, connue sous le nom de Macroscopic X-Ray Powder Diffraction mapping (MA-XRPD). Ici aussi, AXIS a développé un appareil unique en son genre. Afin de pouvoir utiliser cet appareil pour analyser les œuvres de Vermeer, Frederik Vanmeert, un chimiste travaillant à l’université d’Anvers et à l’Institut royal du patrimoine artistique (IRPA) à Bruxelles, s’est rendu trois fois au Rijksmuseum pour y effectuer chaque fois un séjour de travail de quelques semaines.

Frederik Vanmeert: En diffusant un rayon X de faible ampleur, cet appareil explore très lentement la surface du tableau

«L’appareil conçu par notre équipe utilise la technique de la diffraction de poudre de rayon X», explique Vanmeert. «En diffusant un rayon X de faible ampleur, cet appareil explore très lentement la surface du tableau. L’avantage, c’est qu’il n’est plus nécessaire de prélever des échantillons. L’appareil glisse très lentement sur la couche supérieure, qui est plus sensible, et il lui faut environ quatre jours pour analyser une toile dans son intégralité.»

«L’analyse effectuée au moyen de cet appareil ne permet donc pas de visualiser les couches sous-jacentes, mais elle a le mérite de nous en apprendre davantage au sujet des pigments que Vermeer utilisait et de leur éventuelle dégradation avec le temps. L’analyse permet également d’examiner s’il y a une évolution dans le travail de Vermeer en ce qui concerne le choix des matériaux. Avec, le cas échéant, la question suivante en filigrane: s’agit-il d’un choix conscient et cohérent ou les modifications sont-elles le fruit d’une expérience du moment?»

Pigments exotiques

«Vermeer utilisait également des variantes de pigments au sein d’un même tableau», explique Vanmeert. «On peut ici citer l’exemple de la céruse (blanc de plomb), un pigment constitué de deux composants. Le rapport entre ces deux composants déterminera si votre blanc sera plutôt clair et réfléchissant ou plutôt transparent. Ce blanc plutôt transparent, Vermeer l’utilisait surtout pour les zones d’ombre de ses tableaux.»

«Un autre exemple est le bleu d’outremer, un pigment très cher dont Vermeer usait et abusait. Pensez au tablier de La Laitière, au bandeau de La Jeune Fille à la perle, à la jupe de la servante dans La Lettre d’amour et aux parties bleues dans un grand nombre d’autres tableaux du maître. Il utilisait même le bleu d’outremer pour créer des zones d’ombre. À l’époque, ce pigment provenant du lapis-lazuli, une pierre découverte en Afghanistan, était pourtant plus cher que l’or!»

«Les autres pigments utilisés par Vermeer étaient eux aussi de la plus haute qualité et provenaient des quatre coins du monde, ou presque. Peut-être le peintre cherchait-il ainsi également à augmenter la valeur marchande de ses tableaux?»

Vanmeert faisait également partie de l’équipe internationale de scientifiques qui ont examiné La Jeune Fille à la perle à la Mauritshuis de La Haye en 2018. Le projet The Girl in the Spotlight a révélé que Vermeer avait peint la jeune fille devant un rideau vert. Au fil du temps, ce rideau a fini par disparaître sous l’effet de la décoloration de la peinture verte transparente. Les cils de la jeune fille se seraient aussi finalement effacés avec le temps.

Le travail des scientifiques leur a permis de comprendre que Vermeer jouait avec beaucoup de subtilité sur les rapports entre les composants de la céruse afin de créer l’effet optique recherché. L’énorme perle que la jeune fille semble porter à l’oreille n’est ainsi qu’une illusion, que quelques coups de pinceau virtuoses avec des variantes de céruse ont suffi au peintre pour créer.

À l’époque déjà, les scientifiques avaient compris que Vermeer n’hésitait pas à modifier ses compositions initiales pendant l’exécution de ses tableaux. Dans La Jeune Fille à la perle, le peintre a ainsi modifié la position de l’oreille de son sujet, sa nuque et le haut de son foulard.

Bleu de Prusse

En 1999, des chercheurs ont découvert, dans l’atelier de restauration de la Mauritshuis, une anomalie artistique dans l’un des tableaux du jeune Vermeer, Diane et ses nymphes. L’air flottant au-dessus de la déesse romaine de la chasse et de ses compagnes avait été peint en bleu grâce à l’utilisation d’un pigment connu sous le nom de bleu de Prusse. Ces chercheurs sont arrivés à cette conclusion après une étude microscopique plutôt que macroscopique. Ils étaient en effet parvenus à obtenir un échantillon de peinture et l’ont soumis à l’œil du microscope.

L’examen au microscope a révélé qu’il s’agissait de bleu de Prusse, un pigment qui n’existait pas encore au temps de Vermeer. Étant donné le risque qu’un effacement du bleu altère la couche de peinture sous-jacente, la Mauritshuis a décidé de repeindre l’air dans une tonalité brun foncé, comme l’avait fait Vermeer.

Des recherches effectuées ultérieurement allaient encore nous apprendre que dans la composition initiale du tableau, la femme représentée à droite à l’arrière du groupe de nymphes nous regardait droit dans les yeux. Pendant l’exécution du tableau, Vermeer allait revoir ses plans initiaux et conférer à cette femme un regard introverti dirigé vers le bas.

Diane et ses nymphes est une œuvre du jeune Vermeer, réalisée à une époque où l’artiste ambitionnait encore de peindre des grandes scènes bibliques et mythologiques. Cette ambition n’allait toutefois se matérialiser que par quelques tableaux religieux exécutés en début de carrière, et ce même si Vermeer était un catholique convaincu qui vivait à Delft en bons termes avec ses voisins, les Jésuites.

Vanmeert a analysé Diane et ses nymphes, une toile d’une certaine grandeur, en amont de l’exposition Vermeer au Rijksmuseum, mais le scientifique anversois ne nous livre pour l’heure qu’un avant-goût de ses conclusions. La primeur de ses observations exhaustives, il la réserve pour le symposium prévu à la fin du mois prochain.

L’exposition Vermeer se tient du 10 février au 4 juin 2023 inclus au Rijksmuseum.
EB

Eric Bracke

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