Vie, mort et extase. Le Moyen Âge (chrétien) sublime selon Rodin, Meunier et Minne
Le lien semble, à première vue, vague: Auguste Rodin le Parisien, Constantin Meunier le Bruxellois et George Minne le Gantois, réunis dans une même exposition? Bien qu’ils fussent plus ou moins contemporains, les trois sculpteurs avaient une expression formelle assez divergente. Rodin et Meunier pratiquaient un langage classico-réaliste plutôt teinté d’héroïsme, tandis que Minne avait une interprétation plus symbolique, laissant place à la suggestion et au mystère, au sentiment et à l’intimité. Le Museum M de Louvain parvient pourtant à rendre leur juxtaposition pertinente, non seulement parce que les trois artistes se connaissaient dans une certaine mesure, mais aussi et surtout parce qu’ils évoquaient dans leurs sculptures des éléments clés de l’iconographie médiévale.
Grâce à la collaboration des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, et du musée Rodin de Paris, Peter Carpreau, le conservateur de l’exposition, a pu mettre en regard de formidables œuvres des RMM – nous osons l’acronyme en référence à la MSN, le fameux trio d’attaquants superstars formé jadis par Messi, Suarez et Neymar au FC Barcelone – et des sculptures médiévales de la collection du musée louvaniste, qui compte par ailleurs un nombre important d’œuvres de Meunier.
Les temps obscurs réhabilités
L’exposition montre bien que les RMM étaient des produits de leur époque. Dans l’Europe du XVIIIe
siècle, l’art des «temps obscurs» du Moyen Âge a progressivement connu un retour en grâce, après une période de classicisme et d’inspiration grecque et romaine. Le roman gothique a suscité un regain d’intérêt pour les forteresses, les cathédrales et l’imagerie de l’avant-Renaissance. Grâce au romantisme qui se développait peu à peu et à l’avènement des États-nations, ce passé a réémergé avec force. Le Moyen Âge n’était plus considéré comme une époque barbare à oublier au plus vite, mais au contraire comme un exemple et une source d’inspiration – notamment du fait de l’origine chrétienne d’une grande partie de l’art médiéval, que les États-nations se définissant comme catholiques portaient aux nues.
Les bourgeois (éplorés) de Calais
C’est cependant aux sculptures que l’exposition consacre le plus d’espace, ce qui est heureux. Il apparaît que chacun des trois artistes avait bien étudié les exemples médiévaux existants. Rodin, qui publierait en 1914 l’ouvrage de référence Les Cathédrales de France, possédait une collection d’art riche en sculptures médiévales, lesquelles présentaient certaines similitudes de forme avec ses propres réalisations – le cas le plus frappant étant celui de son œuvre célèbre Les Bourgeois de Calais, un monument à la mémoire des six habitants de la ville côtière qui laissèrent la vie lors de capitulation face aux Anglais en 1347.
© musée Rodin, Paris.
Arrêtons-nous sur la figure de Pierre de Wissant: son visage marqué par la douleur rappelle à l’évidence les représentations médiévales du Christ en croix. Ce parallélisme est brillamment mis en évidence dans l’exposition: à côté de la tête de Pierre se trouve une tête du Christ en bois datant d’environ 1500, issue de la collection du musée. La posture est quasiment identique, l’expression de souffrance similaire. Dans cette même salle se trouve, par ailleurs, ce qui constitue probablement le pinacle de la visite: un crucifix presque grandeur nature, accroché en hauteur à un mur, surplombant les petites sculptures des RMM, et éclairé de façon éloquente – ce Christ en croix brabançon datant d’environ 1350 appartient également à la collection du musée.
Un autre bourgeois de Calais, Andrieu d’Andres, rappelle distinctement les pleurants, ces figures endeuillées récurrentes qui ornaient de nombreux sarcophages et sépultures dans l’art gothique en France. À l’époque bourguignonne, ils étaient souvent représentés sur les tombes des ducs de Bourgogne à Dijon, notamment. Tout en eux les tire vers le sol: leur posture voûtée, courbée vers l’avant; leurs vêtements lourds et tombants ; leur visage accablé dissimulé derrière des mains impuissantes. Chez Minne et Meunier, nous trouvons aussi des sculptures qui évoquent ces pleurants: la femme représentée dans La Douleur, par exemple, une sculpture sur bronze de Meunier datant de 1888, est penchée tout à fait comme un pleurant médiéval. La sculpture fait partie d’une série réalisée par Meunier après un drame minier survenu à Quaregnon en 1887. La pièce maîtresse de cette série est sans aucun doute Le Grisou. La figure féminine de La Douleur revient ici, penchée sur la dépouille de son fils mort dans la catastrophe. Une pietà, dit-on parfois, mais cela n’est pas tout à fait juste, comme l’expliquent les commissaires de l’exposition: en réalité, la scène présente davantage de similitudes avec cet autre sujet emblématique de l’art médiéval qu’est la déploration du Christ.
Femmes fermées
Des références à la pietà, on en retrouve en revanche chez le sculpteur qui a fait du thème de la mère et de l’enfant sa marque de fabrique, George Minne. Sa poignante et fluide sculpture précoce Moeder beweent haar dode kind (Mère pleurant son enfant mort, 1886) rappelle fortement, par son thème, les pietà du Moyen Âge, mais elle évoque encore davantage par sa forme les représentations médiévales du sedes sapientiae, le «trône de la sagesse»: la mère de Dieu assise sur un trône, montrant au monde l’enfant sur ses genoux. Un remarquable exemplaire du XIe siècle accompagne la sculpture de Minne. Chez lui aussi, on retrouve des échos formels des figures de pleurants, notamment dans la lugubre sculpture sur plâtre De drie heilige vrouwen bij het graf (Les trois saintes femmes au tombeau, 1896), particulièrement saisissante et assez massive. Les trois figures fermées ne révèlent ici aucune caractéristique.
Elles sont unies dans leur anonymat, drapées sinistrement dans leur épaisse et sombre bure, sous la capuche monacale tombante qui nous cache leur tête baissée. La sculpture produit sur l’observateur un effet immédiat d’une puissance remarquable. Ceci peut être dit également des illustrations mystiques d’inspiration clairement médiévale réalisées par Minne pour les ouvrages de ses collègues artistes gantois Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren. Ces illustrations sont exhibées sur un écran que le visiteur n’est pas autorisé à toucher – situation sanitaire oblige – mais devant lequel il est invité à s’attarder longuement, jusqu’à arriver au bout de la boucle.
Ouvrier sur pierre froide
Il n’est pas permis, dans la situation actuelle, de revenir à une salle que l’on a déjà visitée, mais je m’y ose tout de même subrepticement pour retourner un instant à la sculpture qui ouvre l’exposition: Le Puddleur (1886) de Constantin Meunier.
Dans l’industrie sidérurgique, le puddleur remuait le minerai de fer fondu à l’aide d’un lourd crochet, afin d’en extraire les impuretés. La sculpture de Meunier le représente assis, ou plutôt avachi, exténué par le labeur, le dos courbé, à se reposer sur une pierre. Mais malgré le réalisme de l’œuvre et son ancrage dans le monde, Le puddleur fait aussi référence à un stéréotype de l’art chrétien du XVe siècle : les représentations du Christ sur la pierre froide. Dans cette scène, le roi des Juifs vient de hisser sa croix sur le mont Golgotha et a subi de terribles tortures ; sur la pierre froide, il attend ce qui lui reste à endurer: la crucifixion.
Le Puddleur montre bien l’enrichissement que les références au Moyen Âge peuvent apporter aux sculptures des RMM. Alors que le visiteur y voit tout d’abord une sculpture presque socialiste-réaliste célébrant l’engagement du travailleur, sa juxtaposition avec un Christus op de koude steen (Christ sur la pierre froide) médiéval de la collection du musée confère à l’œuvre une signification culturelle beaucoup plus profonde et une résonance plus universelle: elle ne fait plus seulement référence à la gloire du travail, mais aussi – et bien davantage – à la souffrance universelle de l’homme vivant.
Après RMM, BIMD?
Voilà ce que parvient à faire cette exposition: elle ajoute une signification existentielle bien reconnaissable aux sculptures plus réalistes de Rodin et de Meunier, et à celles plus symboliques de Minne. Elle nous permet ainsi de mieux comprendre les sculptures des RMM, mais également de découvrir ce que ces sculptures expressives grandioses d’un lointain passé peuvent encore nous dire aujourd’hui.
Une rencontre avec la beauté? Certes, mais peut-être encore plus avec un mélange de beauté et de douleur, de plaisir esthétique associé à la souffrance existentielle. Les deux émotions sont éveillées simultanément. Dans la théorie esthétique, on parlera d’expérience sublime
– bien qu’au sens courant du terme, qualifier cette exposition de sublime aurait quelque chose d’exagéré. Mais intéressante, émouvante, originale et révélatrice, elle l’est sans nul doute. En quittant le musée pour retrouver les rues désertes de Louvain, je me suis demandé ce que donnerait une future exposition jetant un pont entre des artistes flamands contemporains et l’art médiéval. Des œuvres aussi diverses que celles de Berlinde De Bruyckere, Jan Van Imschoot, Sofie Müller, Wim Delvoye et bien d’autres encore pourraient y être mises en relation. Et côtoyer ces figures christiques magnifiquement tourmentées qui plongèrent en extase Rodin, Meunier et Minne.