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histoire

Vie stressante : une maladie moderne ?

Par Anna P. H. Geurts, traduit par Nathalie Callens
2 juillet 2019 9 min. temps de lecture

Aux Pays-Bas, une grande partie de la population mène une vie stressante. Le Sociaal Cultureel Planbureau (Institut national pour la recherche sociale) en a fait état à de nombreuses reprises. Beaucoup éprouvent des difficultés à combiner travail, soins, éducation, formation et détente, et se sentent toujours dépassés. Sous de telles pressions, il n’est pas étonnant d’observer avec nostalgie le mode de vie plus lent de nos ancêtres. Reste à déterminer si le stress ambiant est un phénomène récent aux Pays-Bas. Certains journaux intimes, rédigés par des hommes et des femmes nés aux Pays-Bas il y a plus de deux siècles, suggèrent que des horaires surchargés ne datent pourtant pas d’aujourd’hui.

Quand notre stress est à son comble, il est souvent attribué à l’accélération de la vie moderne. Avant l’arrivée des smartphones, des voitures et moteurs à vapeur, notre rythme de vie était supposé être beaucoup moins effréné. Il y a quelques années, le quotidien de Volkskrant, a par exemple publié une double page dans laquelle Martin Sommer plaidait pour un style de vie plus simple, plus lent et plus autarcique comme aux siècles passés car «l’accélération est l’essence de la modernité».

Plusieurs historiens s’accordent également à considérer le stress comme une émotion spécifiquement moderne. Selon eux, il serait né des avancées de la technologie comme les chemins de fer et le téléphone, qui ont augmenté la vitesse de communication et fait proliférer les horloges et les créneaux horaires, qui à leur tour sont responsables d’une conscience exacerbée du temps.

Le stress serait donc un phénomène collatéral du capitalisme, partant du principe que le temps est un bien précieux qui doit être dépensé à bon escient.

Dans ce court article, je passe en revue quatre témoignages qui suggèrent que, même avant l’emprise de la révolution industrielle sur le pays, les Néerlandais étaient déjà pénétrés de l’idée de la valeur du temps et se sentaient frustrés lorsque leurs attentes n’étaient pas réalisées.

Justifier le temps

L’idée que le temps doit être dépensé de manière efficace et qu’il faut le considérer comme de l’argent est omniprésente dans le journal de bord rédigé par Cunera Wilkens-Hubert en 1820.

Wilkens-Hubert y raconte son voyage de Rotterdam vers le sud des Pays-Bas et l’Allemagne en compagnie de son mari, de son jeune fils et de son serviteur, et dont l’objectif était de permettre à son mari de se détendre et de se rétablir de sa maladie, mais aussi de le distraire de ses angoisses liées au travail, ce dont il souffrait beaucoup.

La famille faisait partie de l’establishment néerlandais et n’était clairement pas pressée par le temps car elle avait largement les moyens. Elle ne vivait pas non plus à une époque où les horaires de trains, les créneaux horaires ou les télégrammes quasi instantanés régissaient la vie des riches.

Cependant, Wilkens-Hubert fait preuve d’un intérêt particulier pour le temps horloge. Son journal est truffé de spécifications sur l’heure à laquelle se produisent les événements. Elle éprouve également le besoin d’être précise
sur le déroulement de ses activités : elle corrige les erreurs de notations du temps relatées dans son journal. En outre, elle devient extrêmement précise
quant au moment où certains événements ont lieu, à quinze minutes près. Or, ceci n’était possible que si la famille disposait d’horloges tout au long de son parcours, ce qui contredit l’idée reçue selon laquelle les horloges ne se sont répandues en Europe occidentale qu’au cours du XIXe siècle. En fait, les Wilkens-Hubert ont probablement emmené leur(s) propre(s) montre(s) de poche avec eux. Car dans le fond, ces gens estimaient qu’ils devaient rendre compte de leur utilisation du temps. Tenir un journal offrait en outre une excellente manière d’y répondre.

Ambitions

Les Wilkens-Hubert avaient aussi prévu plein de choses à faire. Dès qu’ils le pouvaient, ils concoctaient un programme chargé qui comprenait des choses essentielles à voir en un laps de temps très court.

Le 29 juillet, ils se lèvent de bonne heure à Bruxelles, entament la journée par une visite de musée (sans doute le musée municipal), puis du parlement (probablement l’actuel Palais royal), ils se rendent à l’église Sainte-Gudule (l’actuelle cathédrale) et à la «salle de spectacle»: un théâtre ou salle de réunion, tout cela avant le déjeuner, qu’ils ont l’habitude de prendre aux alentours de 15h avant de terminer la journée par une promenade.

Autre exemple: le matin du 7 août, ils voyagent de Liège à Chaudfontaine, où ils prennent le petit déjeuner. Après, ils rendent visite à une connaissance en faisant une promenade décevante dans les environs. Et sur le coup de 11h, ils ont déjà repris la route, cette fois pour un voyage de 6 heures vers Spa. À leur arrivée, le diner les attend et pour finir, ils ne ratent même pas leur promenade du soir. Le 11 août, ils font leurs bagages, quittent Spa à 10 heures, arrivent à Aix-la-Chapelle à 18h (ayant sans doute déjà dîné à ce moment), s’installent à l’hôtel, prennent leur thé et font un tour en ville, sans oublier une visite à un ami. Et bien entendu, la journée ne se termine pas sans diner. Le 28 août, enfin, ils visitent les Jardins botaniques de Leyde, le zoo et le musée (probablement le Cabinet archéologique de l’université de Leyde), le tout entre 10h et 14h, après quoi ils dînent avant de rendre visite à une connaissance.

Une image similaire surgit en filigrane du journal intime de l’économiste Jan Ackersdijck qui voyageait en Europe centrale. Un jour en 1823, après avoir passé la nuit dans un attelage le menant à Chemnitz, il rend visite à une connaissance, se rend jusqu’à Kremnica (aujourd’hui en Slovaquie), visite les fonderies et la ville de Kremnica, avant de revenir à Chemnitz le jour même vers 18h, pour rencontrer un autre ami. Le lendemain il se lève de bonne heure pour une longue visite des mines locales, se rend dans une école, en ville, au marché, soupe selon toute vraisemblance dans une auberge, avant d’entreprendre le voyage vers Tesa (aujourd’hui Ŝahy) à 23h. À son arrivée, il prend une chambre dans une autre auberge, mais n’y reste qu’une courte nuit car son prochain départ est prévu dès potron-minet, soit 5h30 le lendemain.

Penchons-nous à présent sur le journal intime, encore plus ancien, de Martinus van Marum datant de 1782, où ce scientifique de Haarlem relate sa lune de miel aux côtés de sa femme Joanna. Arrivés la veille à Anvers, ils prennent un attelage les conduisant successivement à deux collections d’art privées, à l’abbaye Saint-Michel, à la Bourse, à l’Académie des arts et à la cathédrale et ses trésors artistiques. Après le déjeuner, les voilà repartis vers un monastère, la «waterhuis» des brasseurs, les bureaux hanséatiques dans la Maison des Osterling (Oosters Huis), et à ce qu’il semble, l’église Sainte-Walpurge; ensuite, départ vers la Citadelle avec sa chapelle, le marché du Vendredi avec la Presse de Plantin, le Théâtre et l’hôtel de ville. Le lendemain, ils quittent Anvers à 6h30.

Déception

Certes, une vie aussi trépidante peut être très bien vécue, mais elle peut aussi conduire à un sentiment anxiogène et tendu qui nous accapare quand on a une liste apparemment infinie de choses à faire. Ce type de stress ne provient pas seulement d’un travail pénible. C’est le décalage qui nous stresse entre ce que nous attendons de nous-mêmes et ce que nous accomplissons dans le peu de temps qui nous est imparti.

Ces décalages entraînent un sentiment de déception; pas le type de déception résignée, mais une déception qui nous conduit à penser que si seulement on travaillait ne fût-ce qu’un peu plus, on pourrait encore y arriver.

Ainsi, les ambitions de Wilkens-Hubert étaient facteur de stress. Dans les musées, par exemple, il était à cette époque normal d’accorder une grande attention à chaque élément pris individuellement. En même temps, les collections étaient loin d’être limitées. C’est pourquoi lorsque Wilkens-Hubert visitait le musée de Leyde, elle avait l’impression que sa visite était incomplète et ne répondait pas aux normes: c’était un musée «que nous avons dû voir en vitesse […] car il regorgeait de curiosités à découvrir.»

Sa frustration s’exacerbait surtout lors de retards dans les transports, qui étaient souvent dus au manque de chevaux, ce qui l’empêchait de faire toutes les choses qu’elle avait en tête. Dans son journal, elle mentionne plusieurs «tribulation[s]» de la sorte, en indiquant combien de temps et d’énergie elles avaient coûté. Un de ces épisodes avait «retardé notre arrivée à Namur d’une bonne heure […] et nous n’étions arrivés dans la ville qu’à vingt-deux heures trente, rompus de fatigue.» En outre, il y a le fait éloquent que les Wilkens-Hubert essayaient de mettre à profit ces moments-là pour faire autre chose, comme prendre leur déjeuner: le temps n’était jamais gaspillé.

En 1829, un autre chroniqueur, le jeune Frederik Drieling, avait un agenda tout aussi chargé. Arrivé le matin à Domaso en Italie, il découvre qu’il est trop tôt pour prendre son bateau à vapeur sur le lac de Côme et tente d’attraper un autre bateau pour visiter une villa intéressante au bord du lac afin d’y passer ses heures d’attente. Par conséquent, quand son guide local prend trop de temps pour arranger ce bateau et qu’il n’a plus l’occasion de voir la villa, car il ne peut pas rater son bateau à vapeur, il note à contrecœur qu’il n’a pas trouvé de meilleur moyen de tuer le temps que de faire les cent pas le long des quais à Domaso.

Notons également un autre type de réaction. Wilkens-Hubert fait un séjour de santé à Spa, entourée de sa famille – pour soigner la gorge de son mari mais également son asthme. Or, ici elle s’engage dans moins d’activités de types différents que durant le reste de son voyage. Elle se concentre sur son équilibre physique plutôt que sur le développement de ses connaissances scientifiques ou sa vie sociale. Elle écrit qu’elle suit un «régime», ce qui signifie généralement un programme quotidien restreint avec des boissons et des bains dans des eaux médicinales, accompagnés de promenades et, si possible, d’un régime adapté. Même si ce régime suggère qu’elle suit toujours un emploi du temps strict (elle continue de rendre compte de sa journée), elle laisse aussi place à «des ménagements!». Ainsi, elle se concentre sur des soins particuliers, ce qui dénote sans doute une tentative délibérée de décompresser au cours de ces journées de récupération.

Cependant, madame Wilkens-Hubert et d’autres chroniqueurs présentés ici optaient généralement pour un emploi du temps ambitieux. Il y a deux siècles, beaucoup de Néerlandais grandissaient dans l’idée qu’une telle activité était requise pour être une bonne personne diligente ou pour avoir une vie intéressante, valant la peine d’être vécue. Des attentes élevées, une vie active trépidante, accompagnée d’angoisses, étaient dès lors monnaie courante chez les citoyens néerlandais de la classe moyenne des XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi donc, l’accélération de la vie a déjà parcouru un long chemin.

Sources :

Ackersdijck: Universiteitsbibliotheek Utrecht, Bijzondere Collecties, Hs 1316 / 4, numéro d’inventaire VII et partiellement VIII, et Hs 1317 / 1&2 OC 30&31, publié sous le libellé J. Ackersdijck, Verslag van zijn Hongaarse reis in 1823, éds L. Makkai et L.Z. Bujtás, (Budapeste, 1987).
F.H.C. Drieling, Aantekeningen op eene reize naar Zwitserland en Lombardijen in 1829, Utrecht, 1833.
M. van Marum, Life and Work: Travel Diaries 1 and 6, éds R.J. Forbes, Haarlem, 1970.
Wilkens-Hubert: Centraal Bureau voor Genealogie, La Haye, archives de la famille 00374, numéro d’inventaire 95.
Geurts

Anna P. H. Geurts

enseignant·e et chercheus·e à Radboud Universiteit Nijmegen

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