La Belgique et les Pays-Bas: deux voisins, deux pays plats, deux économies ouvertes, mais incomparables lorsqu’il s’agit de leurs actions colonisatrices, qui promeuvent leurs intérêts économiques dans le monde. Aucun.e diplomate, aucun.e entrepreneur / entrepreneuse, aucun.e consultant.e ne vous confirmera qu’il ou elle colonise le territoire d’autrui. Tous en revanche sont convaincus de l’extrême importance de ce qu’ils appellent la diplomatie économique. Dans un monde hautement compétitif, la diplomatie économique demande une certaine agressivité, aussi bien des mercantilistes du Nord que des affairistes du Sud. En résultent des pratiques discutables et qualifiables de colonialistes.
«Le Brexit», disait récemment une ministre flamande, «fera perdre 15 000 emplois directs à la Flandre; elle devra donc conquérir des parts de marché ailleurs». Toute confiante, elle ajoutait: «nos services s’en occupent». La France, omniprésente dans le monde, définit la diplomatie économique ainsi: «l’internationalisation de nos entreprises et la promotion de l’image de la France auprès des investisseurs».
Une panoplie de directions de multiples ministères et niveaux de compétences se fatiguent pour remplir la mission. Cette discipline est encouragée par l’Union européenne et bien vivante aux Plats Pays.
Les Pays-Bas agissent de manière centralisée dans ce domaine, tandis que la Belgique et ses composantes régionales ont tendance à déployer des diplomaties dispersées. Il semble toutefois que ces composantes ne se font pas une concurrence ardue. Des luttes d’influence peuvent se déclencher, pas tellement entre administrations, mais bien entre hommes forts, comme en 2013 lorsque le ministre-président flamand Kris Peeters se sentait doublé par le ministre fédéral des Affaires étrangères Didier Reynders en voyage au Brésil.
La diplomatie belge a reconsidéré et privilégié «l’intérêt belge» (et pas régional) dans le contexte de la compétition internationale accrue des années 19902. Vingt ans après, «la politique étrangère sur le plan de la diplomatie économique est plutôt coopérative». Pour preuve la mégamission belge en Chine de fin 2019 (632 participants), dirigée par la princesse Astrid et conclue par la signature de 33 contrats entre entreprises belges et chinoises.
La Belgique à la traîne
Le Global Diplomacy Index du Lowy Institute. Il comptabilise les postes diplomatiques d’une soixantaine de pays. Fin 2019, la Chine y figurait en tête de liste (276 postes), suivie par les États-Unis (273) et la France (267). Les Pays-Bas étaient classés seizièmes, la Belgique vingt-sixième. Ces dernières années, les Pays-Bas ont systématiquement étendu leur réseau diplomatique dans le monde, mais celui de la Belgique (fédérale) stagne.
Postes |
Ambassades |
Consulats |
Missions permanentes |
Autre |
Rank |
||
Belgique |
2016 |
117 |
78 |
25 |
10 |
4 |
25 |
2019 |
118 |
82 |
22 |
9 |
5 |
26 |
|
Pays-Bas |
2016 |
142 |
105 |
25 |
10 |
2 |
17 |
2019 |
152 |
107 |
29 |
12 |
4 |
16 |
Les ambassadeurs partagent leur temps entre la politique et l’économique. Le travail dédié à l’économique a progressé depuis la fin des années 1990, la raison étant que le monde «changeait de base». En 1997 par exemple la mission belge à Washington suggérait à Bruxelles d’investir moins dans les «grandes discussions d’architecture» dans la sphère politico-militaire «héritée de la guerre froide» et de favoriser les affaires économiques.
Les diplomates étrangers voulaient de nouveau se consacrer en premier lieu au plaidoyer des intérêts commerciaux de leurs pays. Un ambassadeur néerlandais déclarait qu’il dépensait 50 pour cent de son temps à l’économie diplomatique. Certains pays nomment des ambassadeurs thématiques. La France en a près de 20, dont le président de Business France, qui porte aussi le titre d’ambassadeur délégué aux investissements internationaux. Dernièrement l’ambassadrice pro bono française pour les pôles (Ségolène Royal) a été mise en cause parce que son cabinet aurait utilisé des fonds publics pour battre campagne en faveur de sa fondation, loin de l’Arctique ou de l’Antarctique puisque jusqu’au Sénégal.
Envoyé spécial aux matières premières
Dans ce domaine les Pays-Bas prennent de nouveau les devants. En 2011, La Haye créait le poste d’envoyé spécial aux ressources naturelles. Sa mission était de sécuriser l’approvisionnement en métaux critiques pour son industrie.
Jaime de Bourbon, fils de la princesse Irène et envoyé spécial de 2011 à 2014, décrochait des contrats en Bolivie pour l’extraction de lithium (pour les batteries rechargeables). En République démocratique du Congo il aidait à mettre en œuvre un système de livraison de minerais dits de conflit (étain, tungstène, tantale). Cette initiative se concrétisait en étroite collaboration avec l’entreprise multinationale néerlandaise Philips, consommatrice de ces métaux.
Elle était entourée d’une propagande humanitaire poussée qui prônait que la mise en place d’une chaîne de valeur «non-contaminée» pouvait sortir l’est du Congo («capitale mondiale des viols» selon Hillary Clinton) du marasme. Jaime de Bourbon a eu pour successeur comme envoyé spécial aux ressources naturelles en 2014 Dirk-Jan Koch, qui a tenu cette fonction jusqu’en 2018.
Ce cas réunit deux caractéristiques d’une colonisation à l’ancienne puisqu’un État épaulé par une entreprise s’assure de l’approvisionnement en matières premières de base tout en se servant, secundo, d’une rhétorique salvatrice.
La
«propagande bleue»
pour ouvrir des chantiers
Cela devient typique pour les envoyés spéciaux commerciaux néerlandais. Voyez les exploits de l’envoyé spécial dans le domaine de l’eau, Henk Ovink, en poste depuis 2017. Son credo est que, plutôt que lutter contre l’eau et la nature, il vaut mieux «construire avec les éléments»: Building with Nature. Ovink (Henk the water guy pour la presse) voyage sans cesse pour diffuser ce slogan. Mais il aide surtout des entreprises néerlandaises opérationnelles dans cet immense chantier.
Le projet Great Garuda pour Jakarta, la capitale de l’Indonésie, est exemplaire. Cette mégapole est exposée aux sinistres maritimes, les tempêtes de fin 2019 l’ont confirmé. Great Garuda
veut protéger la ville en construisant devant la baie de Jakarta une mégadigue qui portera des développements fonciers d’envergure et haut de gamme. Le concept est néerlandais et tout autour dans la région de Jakarta des entreprises de dragage (Boskalis, Van Oord), de l’ingénierie (Royal HaskoningDHV, Witteveen+Bos and Arcadis) et de la construction (Strukton, BAM) sont actives, dans des schémas de partenariat public-privé, avec l’appui des autorités indonésiennes et néerlandaises. Mais à quelle fin? Selon certains chercheurs, Great Garuda constitue une mauvaise utilisation des ressources financières et «rendra la ville plus vulnérable encore au changement climatique de l’avenir». Le dragage massif et la mise en valeur des terres causeront une énorme empreinte de gaz à effet de serre. D’autres voix critiquent le fait que le projet sera financé par le développement de zones urbaines par des entreprises privées. Great Garuda serait un mégaprojet de développement foncier qui n’a rien à voir avec la protection des habitants de Jakarta.
Parastataux belges et réseaux informels
La Belgique emprunte des voies informelles pour ses intérêts diplomatiques. Mais qui dit informel dit affaires au bord de la légalité, et elles ne manquent pas. Le fameux Kazakhgate
a commencé par le voyage au Kazakhstan en 1998 du Premier ministre Jean-Luc Dehaene accompagné de Philippe Bodson, patron du bureau d’ingénierie Tractebel. Des enquêtes judiciaires et des investigations par la presse ont mis à nu un réseau affairiste. Mais le dossier a été classé sans suite.
Des dossiers douteux sont gérés par et à travers des institutions parastatales. Une première, la société belge d’investissement pour les pays en développement (BIO) a comme objectif de soutenir le secteur privé et affiche qu’elle «apporte une contribution structurelle à la croissance socioéconomique des pays d’accueil». Mais son alliance avec l’entreprise Feronia, productrice d’huile de palme, salit son blason. Feronia n’est pas belge mais bien présente avec ses plantations en RDC, que la Belgique voudrait maintenir dans sa zone d’influence. Feronia a reçu 95 millions d’euros depuis 2013 de quatre banques de développement dont 9,7 millions prêtés par BIO.
Mais les pratiques de sa filiale Plantations et Huileries du Congo (PHC), dénoncées par Human Rights Watch (HRW), évoquent l’époque coloniale (révolue): elle paie des salaires de misère, déverse des déchets dans les fleuves et expose travailleurs et habitants à des pesticides dangereux. BIO prend les révélations de HRW au sérieux.
Au sein du conseil d’administration de BIO on retrouve Jean-Claude Fontinoy. À part d’autres mandats importants, il occupe celui de président de la Société belge d’investissement international (SBI), une société anonyme mixte avec parmi ses actionnaires des banques et des groupes industriels privés comme Electrabel, Umicore et Bekaert. Fin 2018, la SBI participait à 22 projets avec une vingtaine de partenaires industriels, avec le secteur minier comme premier objectif (17% de ses actifs) et l’Afrique comme première région d’investissement.
Pots de vin et port vietnamien
La SBI – et là les mailles de la toile se resserrent – apparaissait dans les Paradise Papers, le résultat d’une investigation majeure sur des flux financiers illicites via des paradis fiscaux. Il s’avérait que la SBI avait des intérêts communs aux îles Vierges britanniques avec Rent-a-Port, une entreprise belge, et que ces deux partenaires se partagent dorénavant un projet portuaire au Vietnam. Rent-a-Port est une filiale du holding belge Ackermans & Van Haaren.
Or, avec DEME, une autre filiale du même groupe, Rent-a-Port a cosponsorisé une association wallonne, dont monsieur Fontinoy est le vice-président. Ces transactions ont attiré l’attention de la justice belge, puisque des pots de vin auraient été versés par le canal de cette association.
Pour compléter le tableau: le holding Ackermans & Van Haaren appartient majoritairement à la famille de Luc Bertrand.
Sa fille, Alexia Bertrand, a dirigé le cabinet de Didier Reynders (Mouvement réformateur, parti libéral francophone) lorsque celui-ci était ministre des Affaires étrangères. Le bras droit de Didier Reynders est monsieur Fontinoy. Ou: comment les conflits d’intérêts peuvent, si nécessaire, facilement se résoudre entre amis.
Qui rédige la loi des océans ?
Les amis se connaissent bien pour un autre dossier, celui de l’extraction très prometteuse de métaux des fonds marins. La Belgique et ses entreprises sont parmi les pionniers de ce nouvel horizon industriel. La firme GSR (Global Sea Mineral Resources) fait partie du club exclusif d’explorateurs (ils ne sont que quatorze) qui expérimentent de nouvelles techniques minières dans l’océan Pacifique. Cette zone est gérée par l’Autorité internationale des fonds marins (ISA), basée à Kingston, Jamaïque.
Mais en février 2019 l’ingénieur belge Alain Bernard prend la parole au Conseil de l’ISA au nom de la Belgique. Monsieur Bernard n’est ni fonctionnaire de l’État belge, ni mandataire politique. De 2006 à fin décembre 2018, il est le patron du groupe DEME mentionné plus haut (Dredging Environment Marine Engineering), qui détient les spécialistes de GSR dans son portefeuille. Notons en passant qu’Alain Bernard est nommément cité dans une investigation pour corruption par DEME menée actuellement par la justice belge.
L’épisode semble anodin, il ne l’est pas. L’organisation environnementale Greenpeace réagit ainsi: «il est inacceptable qu’une partie prenante qui accompagne la délégation belge mais qui n’a pas le titre de représentant officiel de notre pays puisse s’exprimer au nom du gouvernement, cela soulève de sérieuses questions quant à l’influence de cette entreprise sur la prise de décisions par la Belgique en matière d’exploitation minière des grands fonds marins». L’ISA adoptera bientôt une nouvelle législation pour exploiter les richesses des océans. GSR veut y aller à fond et désire que la loi soit la plus permissive possible. GSR sponsorise directement cette autorité et s’achète du goodwill. Elle est en plus autorisée à s’emparer de la diplomatie. Mais est-ce donc elle qui corédige la nouvelle loi, au lieu des représentants officiels belges? Et ne parlons même pas de l’opinion publique, tenue complètement à l’écart.