Vive «imprimante 3D» et autres mots bruts et authentiques
Les résultats des sondages visant à élire non pas un mais de nombreux mots de l’année 2022 seront bientôt connus. Cela amène le chroniqueur et linguiste Marten van der Meulen à se demander pourquoi les mots choisis doivent toujours être si sophistiqués. Si cela ne tenait qu’à lui, nous mettrions un tout autre type de mots à l’honneur.
Alors que les jours raccourcissent et que les températures diminuent, que l’on remet du potiron, du céleri-rave et des salades automnales au menu, que le pain d’épice envahit à nouveau les étals des magasins et que l’on commence à préparer nos calendriers de l’Avent, tout le monde sait que le moment est arrivé…
L’élection des «mots de l’année»
Telles les feuilles qui tombent, à chaque fin d’année nous sommes arrosés par une pluie d’élections… Van Dale sélectionne un «mot de l’année», tout comme Onze Taal. D’accord, il s’agit là de deux institutions pour la langue néerlandaises assez réputées. Mais nous avons également droit à un «pire slogan de l’année» ainsi qu’à un mot provenant des régions de Drenthe et du Brabant, et même à un «mot météorologique» de l’année !
Non, vous ne rêvez pas, ce dernier consacre en effet le mot de l’année le plus… lié à la météo. Juste ciel, que nous ont-ils encore inventé! Et avec tout ça, on ne parle pas encore des autres langues. Environ une dizaine d’élections ont lieu chaque année pour l’anglais, et l’on retrouve également des mots de l’année en islandais, japonais, allemand, espagnol, norvégien, philippin, et j’en passe.
© Onze Taal
En soi, il n’y a rien de mal à cela. Chacun est bien sûr libre de consacrer son temps à ce qu’il veut. Il y a même des gens qui écoutent chaque année cette fameuse et mortellement ennuyeuse Passion selon Saint Matthieu, parce que c’est la tradition (celle-ci est la seule version qui est encore à peu près acceptable). Et il existe aussi des fétichistes des règles d’orthographe qui prétendent aimer la langue, et qui s’amusent à les appliquer au millimètre carré dans l’espoir de gagner un prix.
L’humoriste Diederik Smit a inventé «woordvanhetjaarmoeheid», littéralement lassitude du mot de l’année
Je n’ai aucun problème avec ça, tant qu’on ne me dérange pas. Ces élections, pourtant, m’exaspèrent. Heureusement, je ne suis pas le seul dans ce cas. L’humoriste néerlandais Diederik Smit avait d’ailleurs inventé le mot woordvanhetjaarmoeheid (littéralement «lassitude du mot de l’année») pour le site satirique De Speld déjà en 2016. Je vous explique volontiers ce qui m’agace dans cette élection. Il y a plusieurs raisons à mon irritation.
Tout d’abord, il faut essayer de comprendre pourquoi de telles élections se tiennent chaque année. Celles-ci n’ont absolument rien à voir avec un prétendu amour de la langue. Il n’y a qu’un seul motif: ATTIRER L’ATTENTION! Les opérateurs commerciaux, tels que certains éditeurs bien connus ne sont que trop heureux de s’emparer de cette élection pour obtenir un peu d’attention dans les médias.
Car oui, les dictionnaires n’ont pas grand-chose d’autre à signaler (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle de nouveaux mots sont désormais ajoutés deux fois par an: deux apparitions dans l’actualité!). Il en va de même pour les gestionnaires de sites météo: pour eux aussi un petit coup de publicité est le bienvenu pour générer du trafic supplémentaire vers leur site web.
La deuxième raison pour laquelle ces élections du mot de l’année m’exaspèrent a à voir avec le type de mot choisi. Pour mieux le comprendre, il nous faut brièvement examiner les différents moyens par lesquels nous pouvons acquérir de nouveaux mots. Le plus simple en apparence est de créer un mot entièrement nouveau. Mais cela s’avère extrêmement rare en réalité. Parmi les quelques exemples que nous pouvons citer, on retrouve fiets («vélo»), dont l’étymologie est très controversée), ou encore le quark (particule élémentaire en physique) et le gogol en mathématiques (dont Google a dérivé son nom).
Ce qui est beaucoup plus fréquent, c’est que nous empruntions des mots à une autre langue (tels que quinoa, rabona, ou burqa). On peut également emprunter certains mots puis les adapter à la langue-cible, comme cela arrive souvent avec les verbes en néerlandais (geüpdatet, googelen).
Nous pouvons également créer des nouveaux mots à partir de mots existants. Cela se fait principalement de deux manières: on peut soit coller des mots l’un à l’autre pour créer un mot composé, soit on fusionne deux mots ensemble pour former un mot-valise. Ces deux stratégies sont à la base de la plupart des «mots de l’année».
© Onze Taal
Ces stratégies sont extrêmement productives. Si nous jetons un œil aux Mots de la Semaine (chaque semaine de nouveaux mots? Par pitié, stop, arrêtez, c’est fini) de l’Institut de la Langue néerlandaise, nous retrouvons des mots tels que museumklever (soit les activistes qui s’en prennent aux musées pour demander des actions en faveur du climat), trouwbieb (un magasin de robes de mariée de seconde main), voltijdsbonus (bonus pour travailleurs à temps plein), zeestopcontact (une prise de courant offshore), kerkpijn (mal de l’église) en vrijheidskonvooi («Convoi de la liberté», un mouvement de protestation contre l’obligation vaccinale anti-Covid-19). Les mots-valise tels que verwendicappen (littéralement «trop ménager les personnes handicapées»), mamanaise (langage que les mamans utilisent avec leur bébé), dierzaamheid (relation durable entre hommes et animaux) en flurona (mélange de corona et de grippe) ne manquent pas non plus.
ce genre de mots empestent les stratégies communicatives d’une équipe marketing peu scrupuleuse
Plutôt sympa n’est-ce pas? Mouais. Je ne trouve pourtant rien de particulier à ce genre de mots. Ils paraissent si incroyablement recherchés et détachés de la réalité qu’ils en sonnent faux. Ils empestent plutôt les stratégies communicatives d’une équipe marketing peu scrupuleuse.
Prenez 2020 par exemple. Le mot de l’année a rarement été plus facile à déterminer: corona devait l’emporter haut la main. Ce mot a en effet été élu «geste de l’année» par le Centre flamand de la Langue des signes (comme on peut le lire sur la page woordvanhetjaaroverzichtspagina d’Onze Taal). En revanche, d’autres entités ont décidé d’élire un mot qui avait bien un lien avec le corona, mais qui était inutilement compliqué. En Belgique, c’est donc knuffelcontact (littéralement « contact câlin») qui a gagné, et anderhalvemetersamenleving («société du mètre cinquante») aux Pays-Bas. Pourquoi ne pas choisir le mot le plus usuel, tout simplement? Pourquoi ajouter un niveau de complexité?
Vous savez ce que je souhaiterais? Que l’on attende d’avoir un peu de recul pour élire un mot de l’année. Un mot dont nous dirons, par exemple cinq ans après son apparition: ce mot est apparu en telle année, et regardez aujourd’hui l’emploi que l’on en fait. Loin de la tendance du moment, regardons l’impact réel qu’un certain mot a eu.
Ces mots-là ne seront certainement pas inutilement compliqués. Il a d’ailleurs été prouvé que les mots trop sophistiqués s’ancrent difficilement dans la langue. Pour qu’un mot soit un succès, il faut qu’il se conforme suffisamment aux critères FUDGE : c’est-à-dire être relativement neutre, mais aussi utilisé par un public aussi divers que possible dans une palette de situations aussi variée que possible.
© Riverhead
Quels sont donc les nouveaux mots les plus performants en regard de ces critères? Je pense que pour l’année 2013, le mot « imprimante 3D » aurait pu gagner. Il s’agit en effet d’un mot qui s’est aujourd’hui tout à fait fondu dans la masse. Pour l’année 2016, j’aurais élu le mot tikkie. Un joli mot, entièrement inventé, utilisé d’innombrables fois et complètement normalisé. Pour 2020 enfin, corona aurait dû l’emporter.
Ce sont ces mots-là, ces forces tranquilles, qui font le gros du travail en toute discrétion, dans la mine de fabrication de mots. Honorons ces mots, tout comme nous devons honorer le travailleur assidu et non l’influenceur superficiel. Vive tikkie ! Vive imprimante 3D ! Vive le mot travailleur.