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société

Vivre ensemble n’est pas une utopie: la question des «transmigrants»

14 novembre 2019 9 min. temps de lecture

Le nord de la France, la Belgique et les Pays-Bas sont un espace de transit où circulent des «transmigrants» dont l’unique but est de rejoindre l’Angleterre. Le pouvoir politique semble vouloir faire primer la force et la souveraineté nationale sur les principes du droit. Toutefois, face à la violence utilisée par les autorités, de plus en plus de citoyens passent de l’indignation à l’action.

L’Union
européenne est devenue, depuis quelques années, une véritable
forteresse. L’unique point d’accord de ce qui aurait pu
constituer une politique migratoire commune reste la sécurisation
des frontières de l’espace Schengen, désormais externalisée au
maximum. La police turque et les garde-côtes libyens sont les
renforts chargés d’empêcher le passage, augmentant encore les
risques de ceux qui tentent de pénétrer en Europe malgré tout, au
péril de leur vie. Si la violence aux frontières de l’Europe
prend une forme spectaculaire, c’est une autre violence et un autre
régime de visibilité qui attendent les exilés une fois parvenus «à
l’intérieur».

La zone transfrontalière entre la France, la Belgique et les Pays-Bas est devenue exemplaire de la problématique nouvelle de fermeture et de transit

D’un
côté, les accords de Schengen ont créé un phénomène nouveau:
les transmigrants, qui utilisent la liberté de circulation pour
transiter dans différents États européens afin d’atteindre celui
où ils souhaitent s’installer. De l’autre, les nations
rétablissent un contrôle aux frontières, fermant celles-ci aux
exilés et les condamnant à l’errance. C’est ainsi que la
dernière décennie a vu les zones frontières se muer en espaces de
transit, où les migrants sont à la fois bloqués et en quelque
sorte stockés à l’abri des regards, dans une stratégie commune
tendant à les priver de visibilité.

À
ce titre, la zone transfrontalière entre la France, la Belgique et
les Pays-Bas est devenue exemplaire de cette problématique nouvelle
de fermeture et de transit. Dans un périmètre de quelques centaines
de kilomètres se succèdent deux frontières, trois États qui tous
ont en commun leur frontière maritime avec la Manche ou la mer du
Nord et, au-delà, l’Angleterre. Malgré le Brexit, l’Angleterre
demeure attrayante pour les exilés, dont beaucoup sont anglophones,
ce qui facilitera leur intégration. Certains ont de la famille
là-bas, ou à défaut, une communauté pouvant les accueillir.

L’Angleterre est aussi réputée pour sa générosité en matière d’asile; mais la raison principale de son attractivité est le mimétisme auxquels les migrants n’échappent pas: il faut aller en Angleterre, parce que «tout le monde» veut y aller, parce qu’il faut faire comme le fils du voisin. Cependant, l’Angleterre opère elle aussi selon la stratégie de fermeture de sa frontière et d’externalisation de sa sécurisation, de sorte que les États cités sont relégués en zones de transit où les exilés circulent et restent aussi longtemps que le passage est différé.

Des espaces de transit

À Calais, point de passage névralgique entre la France et l’Angleterre, les zones périphériques sont défigurées par une politique d’aménagement urbain hystérique. Des barbelés s’étendent tout le long de la rocade jusqu’au port, des murs de béton de 4 m de haut ceinturent les stations essence, des grillages clôturent les espaces sous les ponts, au cas où des exilés tenteraient de s’y abriter. Moins spectaculaires que les morts en Méditerranée, les violences en ces lieux sont tout aussi intenses, et perpétrées avec une régularité et une systématicité qui ne laissent aucun doute sur la stratégie délibérément adoptée par l’État contre les transmigrants clandestins.

Le
nord de la France, la Belgique et les Pays-Bas sont devenus un seul
et même espace de transit où circulent ceux qui tentent de
rejoindre l’Angleterre. Leur but? Non pas y chercher l’asile pour
s’installer. Non: se glisser dans un camion qui embarquera ensuite
dans l’un des grands ports, à destination du Royaume-Uni. Le port
de Rotterdam et celui de Calais sont les plus importants points de
passage. La Belgique offre entre les deux une longue liste de
parkings où les camions et les caravanes stationnent avant la
traversée, ce qui permet aux exilés de monter discrètement à
bord, avec ou sans l’aide des passeurs. Bien souvent, la violence
policière dans ces zones se double de celle des passeurs, qui
confisquent la possibilité du passage.

Depuis
la fin des années 1990, le Calaisis est aux mains des passeurs
kurdes et afghans, ce qui laisse très peu de chances aux Africains.
Ceux-ci se replient alors vers la Belgique, où de nombreux parkings
ont été monopolisés par les Érythréens et les Soudanais ces
dernières années. Ceux qui peuvent s’acquitter de la somme de 800
euros ont le droit d’accéder aux camions de l’un des grands
parkings belges … jusqu’à ce qu’ils passent. Dans le camion
montent jusqu’à 20 exilés. Une fois partis, les camions ramènent
les migrants à leur point de départ: Calais, sauf que cette
fois-ci, ils sont cachés à l’intérieur des véhicules. Aux
checkpoints,
les camions traversent de multiples contrôles, à grand renfort de
technologie: scanner des battements cardiaques, détecteur de CO2,
etc, mais ce sont souvent les chiens qui repèrent les passagers
clandestins. Les policiers ouvrent le camion et font sortir une
dizaine d’exilés qui repartiront dans la jungle
de Calais avant de retourner aux parkings belges. Sauf les quatre ou
cinq bien cachés dans les interstices de la cargaison, qui se
retrouveront bientôt en Angleterre.

«Jungle»
ou pas «jungle» ?

À
Calais, la stratégie est d’une remarquable continuité: il s’agit
de rendre les exilés invisibles en les confinant dans des zones
périphériques où la force publique peut les surveiller et les
contenir. Ainsi, la New
Jungle
, grand
campement qui avait abrité jusqu’à 11 000 exilés en 2016, avait
été établie dans la zone industrielle des dunes par un geste
d’exclusion à la demande de la maire de Calais. Espace de
relégation et de transit, la jungle a
été ce bidonville multiculturel où les migrants survivaient dans
l’attente du passage. À l’hiver 2016, la stratégie s’est
durcie: même si l’on assiste toujours à la même histoire
(destruction des campements, déplacement et reconstruction des
campements, nouvelle destruction, etc.), les dispositifs pour
empêcher le transit se sont intensifiés. La tolérance, même
infime, qu’a représentée la jungle de
Calais, n’est plus: désormais, les migrants font l’objet d’une
politique de dissuasion visant à rendre la période de transit
infernale.

En
Belgique, depuis 2014, l’attitude de la municipalité de Bruxelles
est ambivalente. Le bourgmestre craint que la capitale ne devienne un autre
Calais. On se souvient des campements qui s’étaient érigés en
2015 dans le parc Maximilien près de la gare du Nord, immédiatement
démantelés, et qui refont aujourd’hui surface, faute d’une
solution d’accueil. Les citoyens ont obtenu l’ouverture d’un
centre d’hébergement d’urgence avec plus de 300 lits, qui
fermera fin septembre; la mise à l’abri des exilés au motif de
l’exception humanitaire arrange bien les autorités afin d’éviter
une jungle,
cependant que les citoyens volontaires pour aider sont inquiétés
par des perquisitions et des déclarations politiques menaçantes.

De
part et d’autre de la frontière franco-belge, les politiques du
nationaliste flamand Theo Francken, ancien secrétaire
d’État à l’Asile et à la Migration (jusqu’en décembre 2018), et
des macroniens Collomb puis Castaner, témoignent d’une remarquable
convergence. On s’émerveillerait presque de voir enfin s’élaborer
une politique commune, si ce n’était celle du nettoyage (opkuisen,
verbe utilisé par Theo Francken).

Car
tel est l’objectif idéologique et stratégique désormais assumé
explicitement et publiquement: nettoyer les espaces de transit, faire
place nette, éliminer les migrants. Comme, en démocratie, on ne
peut pas tuer les exilés, la politique du nettoyage vise à les
faire disparaître en les privant de tout ce qui est nécessaire pour
survivre. À Calais, lors des opérations de cleaning
hebdomadaires, les policiers ont pour ordre de rafler les tentes, les
couvertures, les habits, de casser les téléphones portables, les
cartes mémoire… plus de vêtements, plus d’abris, plus de
souvenirs…. les exilés n’ont alors plus rien parce qu’on veut
qu’ils ne soient
plus rien. En Belgique, les opérations policières au parc
Maximilien ou dans les parkings se soldent par de nombreuses
arrestations et des emprisonnements dans les centres fermés.

La
violence de ces politiques a une incontestable efficacité
dissuasive, mais elle ne permet pas de stopper les migrations vers
l’Europe. En outre, elle a un coût moral qui implique de poser à
nouveau la question des moyens de l’accueil et peut-être de
substituer le prix de l’accueil au prix de la répression. La
situation actuelle exige de trancher: l’Europe assume-t-elle une
politique de fermeture qui repose sur l’esclavage libyen, la
rétention, le naufrage, le nettoyage, aux antipodes des idées qui
nourrissent la justice internationale? Ou les principes du droit ne
doivent-ils pas primer sur la force et la souveraineté nationale
afin d’envisager une politique d’accueil?

Une
réelle prise en compte des enjeux migratoires suppose d’une part
un respect de la libre circulation des personnes et d’autre part
une plus grande générosité en matière d’asile. Si les États
européens sont aujourd’hui très frileux à l’égard de
l’accueil des exilés, ce n’est pas pour de prétendues raisons
économiques ou démographiques, mais bien pour des raisons
idéologiques relevant d’une certaine vision homogène et
‘racialisée’ de la population nationale.

L’accueil
citoyen, une solution d’avenir ?

Face
à la violence de ces politiques, de plus en plus de citoyens passent
de l’indignation à l’action, élaborant des stratégies de
résistance inédites. Un moyen d’agir à la portée de tous,
éthique et efficace pour protéger la dignité des personnes exilées
et les aider à survivre ? L’hébergement citoyen fait de plus
en plus d’émules. En Belgique, plusieurs centaines de familles
accueillent les exilés en transit le week-end et parfois toute la
semaine, juste pour quelques jours ou pendant plusieurs mois. La
Plate-Forme citoyenne d’hébergement de Bruxelles utilise les
réseaux sociaux pour organiser cet accueil qui réunit des
chauffeurs et des hébergeurs sur tout le territoire belge. Ainsi,
certains exilés ont «leur famille» qui leur offre régulièrement
repos et répit, mais aussi soutien et chaleur humaine. De même,
dans la région lilloise, le réseau Migraction59 développe
l’hospitalité militante chaque week-end, permettant aux migrants
de Calais de reprendre des forces, d’échapper à la violence du
nettoyage policier, de renouer avec la vie normale et la sociabilité
commune.

Ces
initiatives à contre-courant sont-elles une solution pour l’avenir?
D’un côté, le réseau Migraction59 peine à trouver plus
d’hébergeurs pour accueillir les quelque 500 migrants qui
transitent à Calais, les familles belges qui hébergent se font plus
rares et de plus en plus d’exilés dorment dehors. De l’autre,
l’hébergement citoyen permet d’éviter la vie dans ces jungles,
qui abîme les êtres trop longtemps exposés. Si l’État se
décharge ainsi de l’accueil sur les citoyens militants, il n’en
demeure pas moins que l’hospitalité militante est une réponse en
actes aux politiques anti-migrants.

On
connaît le mot vulgaire des fascistes de toutes nations: «Si vous
aimez tant les étrangers, vous n’avez qu’à les prendre chez
vous!». C’est exactement ce que font ces citoyens européens, et
en ouvrant leur porte aux exilés en transit, ils montrent que le
vivre ensemble n’est pas une utopie. C’est peut-être à cette
micro-échelle que d’authentiques politiques d’accueil se
dessineront à l’avenir.

Sophie Djigo

Sophie Djigo

philosophe

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