Vu du ciel : «Malva» de Hagar Peeters
La narratrice du premier roman de la poétesse néerlandaise Hagar Peeters (° 1972), la petite Malva Marina, a réellement existé. Née à Madrid en 1934, elle était l’enfant de Pablo Neruda et de sa première épouse Maria Hageman, originaire des Indes néerlandaises. «Malva» traite du malheur des enfants rejetés par des pères célèbres.
Malva Marina, que ne puis-je te voir
dauphin d’amour sur les anciennes vagues,
quand la valse de ton Amérique distille
le poison et le sang d’une mortelle colombe!
…
Petite fille de Madrid, Malva Marina,
je ne veux te donner ni fleur ni coquillage;
bouquet de sel et amour, céleste lumière,
je les pose en pensant à toi sur ta bouche.
Federico García Lorca
Peu de temps après la naissance de Malva Marina, on s’aperçoit que le bébé est atteint d’un handicap. Rapidement le diagnostic tombe, il s’agit d’hydrocéphalie, effet secondaire irréversible d’une malformation congénitale. Neruda, désemparé et amer, prend ses distances tandis que son épouse se consacre entièrement aux soins du bébé. Le grand poète rayera mère et enfant de son existence, après les avoir envoyés aux Pays-Bas où une famille d’accueil s’occupera de Malva jusqu’à sa mort en 1943, à huit ans.
Le roman traite du malheur des enfants rejetés par des pères célèbres. Pour faire entendre leur voix, Peeters octroie le rôle de narratrice omnisciente à Malva qui, du ciel, nous fait part de ses réflexions et de ses voyages dans le temps et l’espace. Ce point de vue offre une liberté inouïe. Dans l’au-delà version Peeters, des rencontres avec d’autres enfants abandonnés et des sages de tous les temps sont possibles.
© M. Samain.
Y compris avec un enfant imaginaire tel le petit Oskar qui bat le tambour pour exprimer son tourment comme il le faisait dans le roman Le Tambour de Günter Grass. Oskar est convaincu de n’avoir été engendré que pour détourner l’attention du passé nazi de son père spirituel. Avec le fils d’Arthur Miller, souffrant du syndrome de Down, et la fille de James Joyce, tenue pour schizophrène, Oskar et Malva forment une bande unie dans leur révolte contre la privation d’amour paternel qui, paradoxalement, va de pair avec une certaine «joie de vivre».
Pour y voir plus clair dans le comportement de son père, qui n’a jamais évoqué l’existence de sa fille en public, Malva fait de nombreux allers et retours dans le passé. Invisible et indépendante de la chronologie, elle accompagne son père dans l’au-delà après sa mort, allant jusqu’à s’asseoir sur ses genoux quand il écrit. Elle observe tantôt la dernière femme de son père, veuve au Chili, tantôt sa maman aux Pays-Bas trente ans plus tôt, lorsqu’elle-même vient de mourir. Quand elle n’arrive pas à interpréter ce qu’elle voit sur terre, elle interroge Wislawa Szymborska, qu’elle adore parce que, contrairement à son père, la poétesse déteste les (auto)biographies. Au demeurant, Peeters témoigne d’une connaissance profonde de l’œuvre de Szymborska. Il arrive aussi que Malva demande conseil à Gorki, à Goethe ou à d’autres sages. Socrate ne lui plaît pas trop car, en optant pour la mort, il a délaissé sa famille.
La subjectivité radicale de Malva fait place à la fierté lorsqu’elle voit son père agir en poète et homme politique engagé. Mais la rancune reprend le dessus quand elle découvre que le grand humaniste a non seulement renié sa fille handicapée mais aussi que, alors qu’il était diplomate, il a failli laisser envoyer la maman en Allemagne par les nazis sans lever le petit doigt. Bien qu’elle finisse par comprendre qu’il ait dû tourner le dos à sa petite famille pour pouvoir accomplir son destin d’écrivain du peuple chilien, voire des opprimés du monde entier, Malva n’éprouve que du mépris pour ce qu’il a fait à sa mère et à elle-même. Son cœur penche résolument pour Federico Garcia Lorca et Vicente Aleixandre, qui, au début de la guerre civile espagnole, ont payé de leur vie leur fidélité à la famille. Ce n’est pas un hasard, pense-t-elle, que justement ces amis de son père aient montré un peu d’amour pour la petite avec sa tête volumineuse si voyante, là où les autres n’étaient qu’horrifiés. Le poème de Lorca repris en tête du présent article est en effet l’une des rares manifestations de compassion à l’égard du funeste destin de Malva Marina.
Malva fait le récit de tout ce qu’elle découvre au sujet de son père «pour qu’il sache. Ou sinon, pour que le monde sache». Mais pour être lu, il faut une publication, donc l’aide d’un être terrestre. Elle s’adresse à l’écrivaine Hagar Peeters, qui a tout d’une intermédiaire solidaire. Bien que néerlandais, le père journaliste de Hagar n’avait-il pas préféré lui aussi le peuple chilien à sa propre fille? Le jour des funérailles de Neruda en 1973, Malva l’a même aperçu dans la foule à Santiago au moment où il notait comment le cortège se transformait en première manifestation contre la junte. Hagar, née en 1972, dans la vie et dans le roman, a dû attendre jusqu’à l’âge de onze ans avant de faire sa connaissance.
Après de longues recherches, Hagar Peeters a composé un récit ingénieux et ludique dans lequel elle a marié postmodernité, réalisme magique, roman historique, poésie, biographie et «autofiction», sans que l’unité du texte ne soit jamais compromise. La rencontre entre le réel et l’imaginaire a donné naissance à un texte qui est captivant de la première à la dernière page. J’ai apprécié la poésie du langage, les anecdotes piquantes, l’implication personnelle de l’auteur, les longues phrases démodées, les sauts dans le temps et les poèmes cités. En substance, la prose lyrique de Peeters s’avère aussi envoûtante que sa poésie narrative.
Grâce à son humour et à son imagination, Peeters a su éviter le larmoyant tout en prenant au sérieux les vies tragiques de la petite Malva et de sa mère. Sans vraiment faire basculer Neruda de son piédestal, elle dévoile un aspect peu reluisant de la vie du poète et laisse le lecteur se faire une opinion. Avec Malva, Hagar Peeters témoigne d’une mûre réflexion sur le bien et le mal, l’histoire du XXe siècle et la relation entre écrivain et lecteur.
Vu le grand nombre d’allitérations, de jeux de mots, d’associations phoniques et de phrases longues, la traduction de ce roman a dû représenter un vrai défi. Malgré ces difficultés, les traducteurs s’en sont tirés avec brio. La version française a conservé l’aspect ludique et la dynamique de l’original.
Après plusieurs prix littéraires pour ce roman aux Pays-Bas et en Flandre, la reconnaissance internationale de la poétesse / romancière ne saurait tarder. Des traductions en allemand, arabe, anglais et espagnol ont également vu le jour et une traduction en croate suivra fin 2019.