«Was» de Jilt Jorritsma: «Twin Peaks» dans le polder frison
Dans son premier roman intitulé Was
(Cire), l’écrivain Jilt Jorritsma sort du temps linéaire pour construire une histoire fascinante et mystérieuse sur la recherche du passé et le dépassement du cercle de la vie.
Il est des romans faciles à décrire: magico-réalistes, épistolaires, philosophiques, psychologiques, d’horreur, de science-fiction ou tout autre adjectif possible et imaginable…
Un tel étiquetage par l’éditeur ou le critique littéraire pourrait être qualifié de paresseux, mais il a le mérite d’être clair. Le lecteur sait plus ou moins à quel genre d’ouvrage il a affaire. Les bibliothèques en font un usage pratique, avec des icônes apposées sur le dos du livre.
Le jeune historien Jilt Jorritsma, lauréat du premier prix de l’Essai Joost Zwagerman en 2018 avec Onthoofd (Décapité), un ouvrage sur les sculptures de Rodin retrouvées dans les décombres des tours jumelles de New York après les attentats du 11 septembre, n’a pas rendu la tâche facile aux bibliothécaires des Plats Pays.
Son premier roman, Was, contient un peu tous les genres mentionnés plus haut, même si le terme d’horreur est un tantinet exagéré. Quoique: ceux à qui une visite chez le dentiste donne des cauchemars frémiront certainement à la description de l’extraction de la cinquième dent de sagesse pourrie qui a poussé dans le palais du personnage principal, Wyrd. Le label «lecteurs sensibles s’abstenir» pourrait également s’appliquer (la bande-annonce du livre Was ci-dessous a été tournée dans un fauteuil de dentiste).
C’est par cette dent de sagesse que toute l’histoire commence. Elle n’a évidemment rien à faire dans le palais de Wyrd, mais, après la douloureuse opération, un examen de la dent révèle en outre qu’elle est plus vieille que Wyrd lui-même. Les médecins sont face à une énigme que Wyrd, lui-même scientifique, est bien déterminé à élucider.
Il ne peut plus demander quoi que ce soit à sa mère. Atteinte de démence, elle bredouille lors de ses visites qu’elle n’a jamais eu de fils et décède pendant que Wyrd est à l’hôpital pour son intervention. N’ayant jamais connu son père, tout ce qui lui reste est un vieil album photo avec quelques clichés de sa petite enfance.
Les conversations avec son ex, Ige, qui travaille dans le même hôpital que lui, l’incitent à partir à la recherche de ses racines. Grâce à Google Maps, il trouve un endroit isolé dans le nord des Pays-Bas qui ressemble beaucoup à l’une des photos de l’album. C’est maigre, mais suffisant pour que Wyrd tente sa chance.
Ici, cependant, il n’est pas question d’un meurtre mystérieux à résoudre; Wyrd part en quête du mystère de la vie elle-même
Ce qui suit est une histoire sombre, oppressante, ponctuée de quelques rebondissements surprenants, dirigée par ce que l’on appelle des dark patterns, des environnements qui influencent les gens à leur insu. Une sorte de Twin Peaks dans le polder frison, truffé de réflexions philosophiques sur la disparition du lien entre l’homme et la nature, ou sur l’idée fictive ou non d’un temps linéaire.
Ici, cependant, il n’est pas question d’un meurtre mystérieux à résoudre; Wyrd part en quête du mystère de la vie elle-même. Protagonistes dans cette histoire: des arbres qui saignent et qui parlent, et des abeilles –et leur cire dont on fait des statues. Aristote, Virgile et Descartes sont passés en revue, nous apprenons que les abeilles étaient autrefois considérées comme les héroïnes du temps et de la métamorphose. Wyrd trouve ces statues de cire dans le grenier de la ferme où il est installé, chez un vieil original qui vit de miel et de pommes de terre.
Was est un roman à la construction serrée et au rythme enlevé
En progressant ainsi, pas à pas, Wyrd découvre le mystère de son (et de notre?) existence. Du moins, il croit le découvrir, car rien n’est jamais tout à fait sûr dans cette histoire. Jorritsma a beau entrelacer une multitude d’intrigues, Was est un roman à la construction serrée et au rythme enlevé. Pas un instant, le lecteur n’a l’impression que l’ensemble est tiré par les cheveux ou manque de crédibilité.
Jorritsma doit cela en partie à son style clair. Ce roman se lit parfois comme un argumentaire; l’essayiste n’est jamais loin. Jorritsma déploie ainsi ses qualités d’argumentateur dans la révélation étape par étape de ses découvertes. Il sait en outre comment écrire une scène de suspense, ce qui donne au livre le caractère cinématographique d’un bon thriller. Une vraie trouvaille sont les lettres dont le livre est entrecoupé, et dont la datation est cruciale.
Parce que si le temps linéaire est une fiction, alors l’endroit où l’on entame l’histoire n’a pas vraiment d’importance non plus. Le cercle est rompu. La forme et le contenu coïncident parfaitement. Arrivé à la dernière page, on peut revenir au début et découvrir de nouvelles choses qui nous avaient totalement échappé à la première lecture. C’est diablement intelligent, et montre l’ingéniosité avec laquelle Jorritsma a construit son histoire.
Jilt Jorritsma, Was, Lebowski, Amsterdam, 2021, 238 p.
Extrait de Was, p. 179-180
Quand il se réveille, il est de nouveau dans son lit, déshabillé et bien emmitouflé sous les couvertures. Dehors, la nuit est tombée. Il a un mal de tête carabiné, et sa gorge le brûle encore plus qu’avant. Hagard, il promène ses yeux autour de lui. Par terre à côté de son lit, il y a un pot de miel, sans doute déposé là pour lui par le vieil homme.
Il sent son cou sérieusement gonflé. Il veut voir à quoi ressemble sa gorge, mais il n’y a de miroir nulle part ici. Il allume donc la lumière et ouvre le rideau, de façon à se voir dans la fenêtre. À travers son reflet transparaissent les contours sombres des arbres au-dehors.
Les veines de son cou sont clairement visibles, elles poussent à travers sa peau. Elles semblent plus foncées que d’habitude. Toute sa gorge a grossi, il a des ganglions. Il ouvre la bouche et tire la langue, scrute le fond.
«Putain de merde…»
Une sorte de câblage tapisse sa gorge, comme un lacis de veines marron.
Wyrd avale de travers, tousse de toutes ses forces pour essayer de recracher ce qu’il a vu, mais la douleur est atroce. Il s’étouffe à nouveau. Vite, il prend une cuiller de miel. La brûlure dans son gosier est immédiatement endormie, comme si sa gorge attendait ce remède. Pour être sûr, il en prend encore quelques cuillerées. Il met son téléphone en mode selfie et place l’appareil photo devant sa bouche ouverte.
«C’est quoi, ces fils?» murmure-t-il pour lui-même.
Il croit d’abord à des glaires coincées. À nouveau, il se racle la gorge, graillonne et tousse dans son poing. Rien ne vient. Il s’enfonce deux doigts pour se palper les muqueuses, manque de vomir quand il touche sa luette par mégarde. Il parvient à attraper l’un des fils et tire dessus. La chose est plus dure qu’il ne croyait, ça n’a pas l’air d’être ni des glaires ni de la morve. Il tire d’un coup sec sur le fil, qui s’avère être attaché à la paroi de sa gorge. Une douleur vive fuse à travers son corps. Pour détacher la chose, il pose son téléphone et en casse un bout à deux mains.
Dans ses doigts, il tient une tige souple et sèche pourvue de petites ramifications. On dirait un morceau de racine de plante. C’est alors que Wyrd entend quelque chose. Des bavardages, qui proviennent de loin, comme si une voix pénétrait dans la chambre par différents murs.