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«Weerlicht» de Jante Wortel: aux prises avec une névrose obsessionnelle
compte rendu La première fois
Littérature

«Weerlicht» de Jante Wortel: aux prises avec une névrose obsessionnelle

Dans Weerlicht (Éclair), Jante Wortel dresse un portrait fort d’une adolescente dont le trouble obsessionnel compulsif affecte toute sa famille.

Pour être tout à fait honnête, au bout de quelques dizaines de pages de Weerlicht, j’étais très agacé par Léa, l’adolescente de 15 ans qui raconte le voyage en camping-car qu’elle réalise à travers la Norvège avec ses parents et son frère aîné Fos pour exaucer un vieux rêve maternel. Mais pile au moment où je me demandais si je ne devais pas ranger dans la pile des premiers romans recalés, l’histoire de ce que je considérais comme une adolescente typique, geignarde et égocentrique, quelque chose s’est passé dans le récit qui a ranimé ma curiosité de connaître la suite.

Je ne pouvais m’empêcher, en outre, d’apprécier l’habileté avec laquelle l’autrice parvenait à dépeindre un personnage de telle manière qu’il exaspère le lecteur. Au cinéma, généralement, le spectateur entre en empathie avec un antihéros, ou un personnage bourré de défauts. Par la suite, et de plus en plus, mon antipathie initiale pour Léa s’est muée en compréhension, et pour finir même en sympathie.

Pile au moment où je me demandais si je ne devais pas ranger cette histoire dans la pile des premiers romans recalés, quelque chose s’est passé qui a ranimé ma curiosité de connaître la suite

Le mérite de tout cela revient à l’écrivaine débutante Jante Wortel. En 2016, la jeune femme, alors âgée de 20 ans, a remporté l’édition de Groningen du concours littéraire Write Now!, avant de poursuivre des études en création littéraire à l’université des arts ArtEZ à Arnhem. D’après la courte biographie figurant sur son roman, son rêve d’enfant était de devenir clown, jusqu’à ce qu’on lui dise au cours de cirque qu’elle était trop timide pour cela.

Elle s’est alors mise à écrire. Cette timidité est un trait qu’elle partage avec son personnage principal, Léa, dont les professeurs se plaignent du mutisme. Et si elle parle, disent-ils à ses parents, c’est en chuchotant.

Cela contraste avec la véhémence avec laquelle, à 15 ans, elle s’en prend parfois à ses parents et à son frère Fos. Bien sûr, c’est là un trait caractéristique de l’adolescence. Trop réservée avec les adultes hors de la maison, mais, une fois dans l’intimité de la famille, les démons se déchaînent. Et Léa, en plus d’être une adolescente, souffre d’anorexie et présente un trouble obsessionnel compulsif, où le temps joue un rôle prépondérant.

Bien plus que l’histoire du voyage en camping-car, relativement anecdotique malgré quelques éléments dramatiques et rebondissements inattendus, ce sont les interactions au sein de la famille qui constituent le cœur de Weerlicht. Car si le trouble alimentaire et la névrose obsessionnelle de Léa l’affectent évidemment en premier lieu, ils touchent également la famille au grand complet.

Si le frère Fos est souvent agacé par sa sœur et se dispute parfois avec elle, les parents cherchent la meilleure façon de venir en aide à leur fille. Mais comment doivent-ils s’y prendre? En lâchant prise et en lui laissant plus de liberté, au risque de la voir perdre encore plus de poids? Ou doivent-ils au contraire chercher le rapprochement, la discussion, privilégier les câlins et les caresses?

C’est une quête ardue du juste équilibre que personne ne sait comment atteindre. Léa recherche parfois l’affection, mais se sent en même temps trop souvent contrôlée par ses parents. Elle a l’impression que ces derniers sont encouragés dans cette voie par les travailleurs sociaux qui se sont emparés de son cas.

Et au bout du compte, c’est ce dont il s’agit: le contrôle. Le contrôle de son propre corps, de sa propre vie, la possibilité de prendre ses propres décisions. Tantôt Léa se sent étouffée et veut la liberté, tantôt elle aspire à la protection ou à la compassion, au soutien et à la compréhension. Tout cela se manifeste à travers la névrose obsessionnelle qui en vient à dominer complètement sa vie et celle des membres de sa famille.

Le père tâche de la comprendre en lisant des manuels. Léa n’aime pas ça: «À moi, il ne m’a jamais rien demandé.» Une découverte importante lui permettra cependant de mieux comprendre les inquiétudes de son père. À propos de sa mère, aussi, elle découvre au cours du voyage certains éléments qui jetteront une autre lumière sur sa vie. Cela facilitera-t-il leur vie commune? Rien n’est moins sûr.

Au bout du compte, c’est ce dont il s’agit: le contrôle. Le contrôle de son propre corps, de sa propre vie, la possibilité de prendre ses propres décisions.

L’éclair est le signal silencieux d’un malheur imminent. La symbolique n’est pas très difficile à saisir. D’autres allusions sont également un peu trop transparentes dans ce premier roman qui, en termes de langage, porte peut-être un peu trop l’empreinte du cours de création littéraire fondé sur le modèle américain. Mais que cela ne vous retienne pas de lire ce roman. Avec Léa, Jante Wortel a créé un personnage fort et vivant, et peut-être un tableau encore plus fort d’une famille qui essaie de rester soudée au point d’en devenir parfois dysfonctionnelle.

Jante Wortel, Weerlicht, Das Mag, 2022, 256 pages.

Faux départ

Je contemple les oiseaux. Ce sont des mouettes blanches comme neige qui accompagnent le bateau de leur vol, comme si, par hasard, ou pas tant que ça, elles allaient dans la même direction que nous. De temps en temps, l’une d’elles demeure suspendue dans les airs, immobile, les ailes déployées, oscillant sur une langue de vent. Fos les prend en photo.

— Eh, Lé, souris un peu, demande-t-il.

— Arrête, réponds-je.

Je serre encore un peu plus le bastingage et tourne la tête de l’autre côté. Il continue, mais je fais semblant de ne plus l’entendre et reste concentrée sur le ciel. On est en plein mois d’août, le soleil brille, le ciel est bleu, mais on se croirait un jour de février. Malgré toutes les couches de vêtements que j’ai sur moi, les poils se dressent sur mes bras.

Mieux vaut ne pas trop en attendre de l’été norvégien, avait dit ma mère il y a quelques jours. Le temps en Norvège est comme aux Pays-Bas; pour pouvoir vraiment parler d’été, ça dépend de… oui, ça dépend de quoi, au fond? Parfois il pleut, parfois il fait beau, on ne peut pas vraiment se baser là-dessus. La veille du départ, elle m’avait demandé combien de pulls j’avais mis dans ma valise et, après ma réponse, avait ajouté deux polaires de plus.

— Comme ça, tu pourras même les superposer, avait-elle suggéré, dans le cas où ce serait vraiment nécessaire.

J’avais acquiescé, en me demandant quand même si cette mesure de précaution venait plus de ses doutes quant à ma capacité de résistance ou au temps qu’il allait faire.

En revanche, la dernière fois qu’il était venu à la maison, Casper m’avait donné une carte postale avec trois montagnes. Bonne chance, Léa, était-il écrit au dos. Mais je n’ai pas le moindre doute, et n’oublie pas: en cas de difficulté, pense à l’hélicoptère. Pour ma part, j’aimais surtout les couleurs de la carte. Chaque montagne avait une teinte pastel différente, malgré tout, les couleurs se fondaient entre elles, et l’ensemble me faisait penser à la photo qui était apparue lorsque j’avais tapé «Norvège» dans Google.

— Tu peux peut-être emporter cette carte comme aide-mémoire, m’avait dit ma mère.

Mais je l’avais punaisée à mon tableau d’affichage. C’était l’endroit parfait, trouvais-je. Je n’ai absolument pas besoin d’aide-mémoire. Mon père est avec nous, et s’il y a quelqu’un qui m’aide constamment à me rappeler les engagements pris, c’est bien lui. Deux transgressions, et je perds une partie de la liberté que j’ai regagnée. Plus de deux transgressions, et on rentre à la maison et je n’ai plus le droit de faire mes choix toute seule. Donc je suis obligée d’écouter mes parents.

Chaque fois qu’il dit ça, je pense au texte que ma mère a fait imprimer sur un carreau, pour rire mais sérieusement quand même. Ce carreau est toujours là, dans les toilettes de la maison, et j’ai déjà envisagé plusieurs fois de le citer. Mais je ne le fais pas, parce que je sais que ça se retournerait contre moi. Rien n’est obligatoire, à part respirer, peut-on lire sur ce carreau. Pour être franche, je crois que cette phrase me servira davantage que le plus gros mensonge que j’aie jamais entendu, écrit sur une carte postale. Je n’ai pas le moindre doute.

— Tu ne peux pas sourire un tout petit peu? demande Fos. Pour la forme?

— Fos, arrête! Sérieux, là.

Je m’éloigne du bastingage, assez pour être sûre d’être hors d’atteinte de son appareil photo. Ma mère est assise sur un bloc rectangulaire rouge cloué au sol. Son tuyau d’oxygène pend légèrement de travers sous son nez.

— Encore combien de temps? demandé-je avec un regard impatienté à ma montre. Je croyais qu’on devait arriver il y a dix minutes déjà. C’était écrit sur le panneau dans le hall.

Ma mère lève les yeux.

— Eh bien, c’est que ce ne sera plus très long, ma chérie.

Puis elle tourne à nouveau les yeux sur la carte que mon père tient devant eux, le premier camping est à quarante minutes de route du port.

Je soupire.

Ça fait presque une demi-heure qu’on aperçoit Oslo, notre destination, mais c’est comme si on n’approchait jamais. On ne peut même pas encore aller dans la cale où sont parquées les voitures, alors que d’après le planning on aurait dû pouvoir depuis longtemps aussi.

Son appareil autour du cou, Fos vient se poster à côté de moi. Le vent lui ébouriffe les cheveux dans tous les sens. Quand il voit mon regard irrité, il hausse les épaules.

— Quoi? demande-t-il.

Je ne réponds pas.

Quelques minutes plus tard, le pont commence enfin à se vider. Dès que l’escalier est un peu moins pris d’assaut, nous nous dirigeons à notre tour vers notre camping-car, et j’ai un mal fou à dominer mon impatience d’accéder à nouveau à mes affaires. À mon téléphone et au chargeur que j’ai oublié de prendre en descendant. D’après la jauge rouge sur l’écran de mon smartphone, il est sur le point de s’éteindre, et l’heure de la voiture retarde depuis des années. Ce qui m’inquiète le plus est l’heure à laquelle on arrivera au camping. Mais si on pouvait descendre de ce bateau, ce serait déjà bien. Si on pouvait rouler. Si le chargeur de la voiture pouvait fonctionner.

— Léa, dit mon père quand je demande pour la troisième fois pourquoi on ne peut pas démarrer, arrête d’insister, s’il te plaît. Je ne sais pas non plus. Sans doute qu’on a pris un peu de retard, mais je n’en sais pas plus que toi, donc aie un peu de patience, s’il te plaît.

Il me regarde dans le rétroviseur. Ma mère se retourne sur son siège et veut poser sa main sur mon genou, mais je le retire.

— On y sera pour six heures, dit-elle. Ne t’inquiète pas.

Je croise les bras et, même si je sais que c’est puéril, je commence à balancer le pied pour bien marquer mon impatience. Fos me regarde quelques secondes d’un air interrogateur, puis roule des yeux et pose la tête contre la vitre.

Lorsqu’on voit enfin la rampe s’abaisser, que la cale prend des airs de circuit de Formule 1 juste avant le signal du départ et que mon père s’apprête à dire tu vois bien?, ça ne ressemble déjà presque plus à un soulagement, mais à quelque chose à quoi j’ai droit, et aussi à un faux départ pris par ces vacances qui doivent encore durer trois semaines.

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