Wizo Flandrensis et la «Petite Flandre»
Au début du XIIe siècle, Henri Ier Beauclerc oblige les Flamands qui séjournent à ce moment-là en Angleterre à migrer vers le Rhos, une province au sud-ouest du Pays de Galles. Dans le sillage de cette migration forcée, divers nobles venus tout droit du comté de Flandre partent s’établir dans ces villages situés au fin fond du Pays de Galles. C’est le signal : durant deux siècles, les Flamands vont se répandre sur l’ensemble du continent européen afin de défricher les terres incultes et les zones boisées.
Dans une lettre adressée à l’archevêque de Canterbury, Gilbert de Clare, comte de Pembroke, décrit la halte que fait un Flamand à Worcester, au tout début du XIIe siècle, alors qu’il est en transit entre la Flandre et le Pays de Galles. Wizo Flandrensis (« Wizo le Flamand ») y est présenté comme le princeps (le « chef ») des Flamands vivant à Dungleddy. Et s’il effectue ce voyage, c’est pour réclamer le pouvoir. Cette région du sud-ouest du Pays de Galles appartient aujourd’hui au comté de Pembroke (Pembrokeshire). Autrefois, elle formait un cantref
(une division territoriale administrative) au sein de l’ancien royaume gallois de Dyfed.
Ainsi qu’il est communément admis, Wizo est un locator, soit quelqu’un qui a été chargé d’établir de nouvelles colonies par un roi, un dignitaire religieux ou un autre détenteur du pouvoir, et de recruter des colons. À son arrivée à Dungleddy, il fait construire une église et une motte castrale dans l’actuel village de Wiston, Cas-Wis en gallois.
Voilà plus de quarante ans que la conquête normande de l’Angleterre (1066) a procuré de nouvelles opportunités de migration à l’élite et aux soldats. Cette conquête, placée sous le commandement de Guillaume le Conquérant, s’inscrit dans la lutte pour le trône d’Angleterre, qui s’est déclarée à la suite du décès d’Édouard le Confesseur, et provoque une profonde reconfiguration des rapports de pouvoir autour de la mer du Nord. Si la recherche archéologique et historique montre qu’il existe déjà des contacts foisonnants entre la Flandre et les Îles britanniques avant 1066, elle montre aussi qu’une rupture se produit à cette date. À côté des Bretons et autres Normands, les Flamands (qui provenaient vraisemblablement de l’actuelle Flandre française) jouent un rôle actif lors de la conquête en envoyant des mercenaires.
Dans les années qui suivent, ils participent eux aussi à la consolidation du pouvoir normand sur l’île, en tant que seigneurs, colons, marchands ou mercenaires. Plusieurs d’entre eux amassent ainsi du pouvoir et s’emparent de propriétés rurales. Dans le Domesday Book (1086), des Flamands sont mentionnés dans vingt-sept comtés. Au sud-ouest, ils sont présents dans le Devon, le Somerset et le Dorset, mais on en trouve aussi dans les Midlands et le Lincolnshire, tout comme dans le Yorkshire, au nord-est. Dans ce livre qui recense les propriétaires terriens et les produits de la terre, le plus ancien que nous possédons pour les Îles britanniques, quinze d’entre eux y sont mentionnés en tant que tenant-in-chief (« tenancier en chef »), ce qui signifie qu’ils ont directement reçu leur domaine en concession du roi. Par ailleurs, on peut indirectement déduire que des Flamands se trouvent également à l’époque dans les comtés actuels de Durham, Cumbria et Northumberland, au nord de l’Angleterre.
Pour Guillaume le Conquérant et ses successeurs, le royaume d’Angleterre n’est toutefois pas suffisant ; ils ont pour ambition d’étendre leur pouvoir sur l’ensemble des Îles britanniques. La montée en puissance de ces nouveaux princes anglais au Pays de Galles est loin de se dérouler sans conflit, tandis que l’influence politique du nombre croissant de Flamands ne fait apparemment qu’augmenter. Ainsi qu’en attestent divers chroniqueurs, ces deux facteurs conjugués conduisent à une migration forcée. En 1111, Siméon de Durham et Florence de Worcester écrivent : « Le roi anglais Henri rassembla les Flamands qui vivaient en Northumbrie et les envoya, avec tous leurs biens, au Pays de Galles, dans le pays que l’on appelait Rhos, afin d’y soumettre les habitants. »
Guillaume de Malmesbury place ces événements en 1106, mais nous livre quelques informations complémentaires au sujet du contexte politique : « Les Gallois se révoltaient sans cesse et le roi Henri leur mit la pression en organisant des expéditions régulières jusqu’à ce qu’ils se rendent. Il échafauda ensuite un plan admirable afin de restreindre leur opposition. Il envoya tous les Flamands qui vivaient en Angleterre au Pays de Galles. Beaucoup d’entre eux étaient venus en Angleterre du temps de son père, en s’appuyant sur l’origine flamande de sa mère. Ils étaient si nombreux qu’ils commençaient en réalité à peser sur le royaume. Et donc il les rassembla, avec tous leurs biens, et les envoya dans la province galloise de Rhos, pour ainsi dire dans un grand tas de fumier. En procédant de la sorte, il nettoyait non seulement son royaume, mais il étouffait aussi les prochaines révoltes galloises dans l’œuf. » Le Brut y Tywysogion (La Chronique des princes), un recueil en langue galloise, fait lui aussi mention d’une migration venue de Flandre : « Ce peuple était venu de Flandre, ce pays qui se trouve près de la Manche, parce que la mer avait inondé la terre et que partout le sable l’avait recouvert, rendant ainsi inculte l’entièreté de leur territoire. Vu qu’ils ne pouvaient plus vivre sur la côte, à cause de la mer, ni à l’intérieur des terres, à cause des nombreuses personnes qui y vivaient déjà, et qu’ils ne pouvaient plus rester là, ils vinrent supplier le roi Henri de leur fournir un lieu pour vivre. Il les envoya à Rhos, où ils s’établirent, tandis que les habitants d’origine perdaient leur terre. » Aucune source ne vient cependant confirmer qu’il y eut, entre 1106 et 1111, des inondations ayant eu un tel impact dans la région. Aux XIIe et XIIIe siècles, le comté de Flandre est l’un des territoires les plus urbanisés du nord des Alpes. La population ne cesse de croître, ce qui engendre un besoin de terres cultivables et conduit au défrichement de terres incultes et de zones boisées. On peut dès lors se demander si cette migration venue de Flandre est dictée par des motifs écologiques (inondations ou mauvaises récoltes), par la pression liée à la population ou par des opportunités économiques. Le voyage de Wizo, que nous avons déjà mentionné et qui, selon certains historiens, répond à une demande explicite des Flamands déjà sur place ou du roi Henri Ier, indique toutefois qu’il existe de bons contacts entre les Flamands « gallois » et ceux restés en Flandre.
La présence flamande à Rhos est d’abord attestée à Haverfordwest, sur les rives du bras occidental de la Cleddau. Les locatores, parmi lesquels Wizo Flandrensis, fondent ensuite rapidement d’autres colonies. À Rhos et à Dungleddy, certains lieux portent encore aujourd’hui un nom qui fait référence à son origine flamande. Outre Wiston, que nous avons déjà cité, il y a aussi, entre autres, Thankerton (qui fait référence à Tankard) et Letterston (qui fait référence à Lettard). En 1110, lorsque Gilbert Fitz Richard, lord de Clare (Suffolk), reçoit l’ancien royaume gallois de Ceredigion du roi Henri Ier, des Flamands des cantrefi attenants (Rhos et Dungleddy) s’y établissent également. En 1136, ils forment même une armée, avec des Normands, mais sont battus par des Gallois, ce qui provoque le retour de Ceredigion dans le giron du Pays de Galles.
Cet incident indique que les contacts entre la population galloise autochtone et les colons flamands étaient conflictuels, et il n’est pas le seul. En 1191, Gérard de Galles, contemporain des faits, écrit : « [Les Flamands] sont des hommes courageux et robustes, mais très hostiles face aux Gallois et toujours en conflit avec eux. Ils sont très aguerris dans le commerce de la laine, prêts à travailler dur et à affronter le danger sur terre ou sur mer ; dans leur quête du profit, ils n’hésitent pas à dégainer leur épée ou leur charrue, du moins lorsque le temps et la chance sont de leur côté. » Les Flamands et les Gallois entretiennent donc des rapports compliqués, ce qui est confirmé par une série d’éloges gallois dans lesquels les hommes qui se battent contre « les hommes de Rhos » (autrement dit, les Flamands) sont glorifiés. Ces poèmes des XIIe et XIIIe siècles dépeignent les Flamands comme des adversaires importants et décrivent les différentes campagnes des princes gallois pour les combattre. La motte castrale de Wizo sera prise par les Gallois à plusieurs reprises (en 1147, 1193 et 1220). Lors de la dernière attaque, Llywelyn le Grand, roi de Gwynedd, détruira même l’entièreté du village.
Les Flamands sont donc clairement présentés comme des étrangers venus dans le comté de Pembroke afin d’imposer leur pouvoir et leurs idées aux autochtones. Aucun texte ne nous livre cependant la vision flamande des faits. Dans quelle mesure les Flamands se considéraient-ils comme des étrangers ou des envahisseurs ? La réponse à cette question est bien difficile à fournir. Leur présence dans les Îles britanniques est attestée, certes de manière limitée, voire anecdotique, dès avant 1066. Au XIIe siècle, le chroniqueur Guillaume de Malmesbury décrit ainsi le séjour d’un groupe de Flamands, probablement des clercs, à la cour du roi Edgar au Xe siècle. Aux XIIe et XIIIe siècles, sous l’impulsion des locatores, et en vue de défricher des terres, les Flamands sont certes attirés dans les Îles britanniques, mais on les retrouve aussi – avec des Frisons et des Hollandais – en Europe centrale et orientale. C’est ce qu’on a appelé l’Ostsiedlung (ou colonisation germanique de l’Europe orientale). Aux alentours de 1170, Helmold von Bosau décrit ainsi dans ses Slawenchronik la manière dont des Flamands furent attirés dans la région de Lübeck afin de coloniser des terres en raison de leur expérience dans le défrichement des zones humides et boisées. À l’est de la Hongrie, des colons invités par le roi Géza entre 1140 et 1150 sont appelés « Flamands », mais peut-être est-ce un nom qui est alors utilisé comme une « marque » pour désigner des colons.
Dans tous les cas, au XIIe siècle, ce phénomène de migration, qu’il s’accompagne ou pas du défrichement de terres incultes, ne semble pas étonner. Le système mis en place par les locatores était donc aussi bien reconnu dans les Îles britanniques qu’en Europe centrale et orientale. Ce qui nous laisse supposer que le défrichement et l’exploitation des terres revêtaient un intérêt capital, malgré le fait que le déplacement initial des Flamands vers le Pays de Galles, en provenance de l’Angleterre, se soit déroulé sous la contrainte.
Si l’histoire du comté de Flandre fait aujourd’hui peu mention de cet établissement au Pays de Galles, dans le Pembroke, on en trouve encore des traces dans le folklore local. La population autochtone attribue ainsi l’identité et le caractère « anglais » de ce comté gallois aux Flamands, « anglicisés » ensuite en raison d’un afflux de colons anglais. William Camden (1586) et George Owen (1603) furent les premiers à employer l’expression « Little England beyond Wales » et à faire redécouvrir cette histoire à partir des chroniques médiévales. Au cours du XIXe siècle, ils furent suivis par des archéologues et des historiens (parfois amateurs), des antiquaires et des topographes. Leurs études, dont les conclusions furent plus d’une fois romancées, se focalisaient principalement sur la supposée influence flamande sur le dialecte local, mais aussi le caractère et l’apparence de la population du Pembroke. Ainsi, en 1888, le topographe Edward Laws écrivait : « Vous pouvez vous rendre dans n’importe quelle kermesse ou n’importe quel marché, il y a fort à parier que vous y croiserez un type particulier de femmes blondes aux yeux clairs affichant une certaine tendance à l’embonpoint. Lorsqu’elles sont jeunes, leurs joues sont comme rougies de fraises à la chantilly. Elles semblent tout droit provenir d’Anvers ou d’une peinture de Pierre Paul Rubens. Ces femmes à mon goût sont les plus beaux vestiges légués par les immigrés flamands. »
En ce qui concerne l’influence linguistique, les recherches furent menées plus sérieusement, mais le sujet fait encore débat parmi les linguistes. Et d’un point de vue archéologique, aucune culture matérielle caractéristique n’a été découverte, ce qui nous empêche d’évaluer dans quelle mesure les Flamands tentèrent de se distinguer de la population galloise d’origine.
Peut-on en conclure qu’il ne reste aucune preuve tangible de la présence flamande dans le Pembroke ? Des études en archéologie du paysage et en géographie historique menées par Brian K. Roberts et Jonathan Kissock semblent toutefois prouver le contraire. Le paysage du Pembroke contient bien des traces qui témoignent d’une forte influence flamande. Les villages qui ont pu être reliés à la Flandre grâce à la toponymie présentent également une morphologie atypique pour la région ; le village s’étend le long d’une route d’où s’étirent perpendiculairement de longues parcelles étroites. Selon Roberts et Kissock, cela pourrait être dû à l’influence flamande. C’est donc dans le paysage local de la « Petite Flandre » qu’il faudrait chercher la seule trace visible de la migration flamande au Pays de Galles au XIIe siècle.