Yannis Kyriakides, explorateur de sons en quête d’harmonie et d’identité
Le compositeur chypriote Yannis Kyriakides a quitté l’Angleterre pour les Pays-Bas afin d’étudier auprès de Louis Andriessen; il s’est depuis imposé comme l’un des explorateurs sonores les plus captivants des Pays-Bas. Avec, au cœur de sa musique, l’expérimentation de nouvelles techniques et des interrogations conceptuelles, au cœur d’une quête permanente d’identité (culturelle).
Kyriakides est un homme occupé. Lorsque je lui rends visite dans son studio aménagé sur un site industriel derrière le stade olympique d’Amsterdam, il travaille simultanément à deux commandes de grande envergure. Il écrit pour la compagnie de théâtre Schweigman& et le quintette de vents à anche Calefax la musique du spectacle poétique VAL, qui sera créé le 21 septembre au Stadsschouwburg d’Utrecht.
Avec la chorégraphe Keren Levi et l’ensemble de percussions Slagwerk Den Haag, il travaille à uNmUTe, un spectacle pour trois danseurs et deux musiciens qui pilotent et manipulent des voix numériques à l’aide de capteurs placés sur leur corps et d’algorithmes écrits par Kyriakides. Le spectacle sera présenté le 3 octobre 2019 lors du festival Nederlandse Dansdagen à Maastricht. «Avec cette pièce, nous nous aventurons hors de notre zone de confort, parce que la technique que nous utilisons est encore très insolite, et que nous essayons de lui donner une nouvelle tournure.»
Exception faite du stress inhérent au respect des délais – en septembre, il sera en outre membre du jury des Gaudeamus Awards au festival Gaudeamus Muziekweek -, c’est hors de sa zone de confort que Kyriakides se sent le mieux. Pour pratiquement chacune de ses compositions, il entame le processus artistique avec une technique qu’il ne connaît pas encore ou une interrogation conceptuelle à laquelle il n’a pas encore trouvé de solution. «Je puise l’inspiration dans ce que je ne connais pas, dans la découverte de nouvelles approches de la musique», précise Kyriakides. Pour lui, les notes découlent du concept, jamais l’inverse. Dans Music for Viola, une pièce pour alto, il a ainsi, par l’intermédiaire d’un code précis, transposé en notes le mot «musique» tel qu’on le dit dans les cent langues les plus parlées au monde.
Et dans Toponymy, il a entrepris de mettre en musique les toponymes de tous les lieux du nord de Chypre qui ont fait la Une de l’actualité lorsque l’île a été envahie par la Turquie en 1974. Mais jamais sa musique ne s’intellectualise: «J’aime beaucoup la musique qui est très conceptuelle et retenue, mais moi, je ne travaille pas comme ça. Il faut que je sois complètement obsédé par l’idée d’une pièce, puis j’y travaille de façon très intuitive et je modifie les règles là où c’est nécessaire.»
En quête d’une identité musicale
L’attaque du nord de Chypre par la Turquie est également au cœur de Varosha (Disco Debris). Il s’agit d’un surprenant collage sonore mêlant des bribes de chansons populaires turques et une voix de femme qui, sur un paysage sonore électronique, récite ses impressions lors d’une visite à Varosha, l’ancien lieu de villégiature de Chypre du Nord, brusquement déserté après l’invasion turque – entre autres par la famille de Kyriakides qui y passait ses vacances à l’époque – et abandonné et fermé depuis près de quarante ans. Sur le plan technique, la pièce est une sorte de précurseur d’uNmUTe: la première version était une installation sonore dont les visiteurs activaient des samples en marchant. La pièce présente une association, typique pour Kyriakides, de contenu émotionnel et autobiographique pénétrant au sein d’un cadre conceptuel et rationnel bien structuré.
La famille de Kyriakides a émigré en Angleterre pour fuir la guerre à Chypre, laissant derrière elle son night-club et son atelier textile. La musique grecque et la musique turque parcourent son œuvre à la manière d’un fil conducteur. Il a arrangé des chansons de rébétiko – le «blues grec» – avec le guitariste Andy Moor (du groupe The Ex) et écrit d’innombrables pièces basées sur des mélodies populaires grecques et l’histoire du pays.
C’est le fruit d’une quête qu’il a commencée vers l’âge de dix-huit ans, lorsque, après avoir terminé l’enseignement secondaire en Angleterre, il a sillonné la Grèce pour apprendre la musique populaire locale et ainsi redécouvrir son identité (musicale). «Après le temps passé à étudier auprès de Louis Andriessen, il y a eu une période durant laquelle j’ai dû à nouveau vraiment réfléchir au genre de musique que je voulais écrire. Je me suis alors replongé dans les séculaires modes grecs et ottomans. Ce fut un choix très conscient: je voulais apprendre à réfléchir à l’harmonie selon une logique qui soit liée davantage au Moyen-Orient qu’à la musique occidentale.»
Remerciements à Louis Andriessen et Dick Raaijmakers
Kyriakides a entamé sa carrière de compositeur en Angleterre, mais il n’a trouvé sa vocation musicale qu’en entendant pour la première fois De Staat (L’État), le monumental chef-d’œuvre du compositeur néerlandais Louis Andriessen. Il s’est alors rendu aux Pays-Bas et s’est plongé dans l’enseignement peu orthodoxe d’Andriessen; les discussions politiques à des heures avancées au bistrot y étaient tout aussi importantes que les cours sur la théorie de la composition.
Ce sont ces cours et plusieurs mois en tant qu’assistant de Dick Raaijmakers, l’influent pionnier de la musique électronique, qui ont modelé la composition de Kyriakides et suscité sa fascination pour des œuvres incluant le multimédia. Sa carrière a pris son envol en 2000, quand il a remporté le Gaudeamus Award avec a conSPIracy cantata; il se hissa ainsi inévitablement au statut de compositeur néerlandais. Lui-même, à présent professeur au Conservatoire royal de La Haye, voit encore venir aux Pays-Bas de nombreux jeunes compositeurs internationaux.
«Les Pays-Bas étaient dépourvus d’un bagage culturel fort, tel qu’on le trouve en Angleterre, en France ou en Allemagne. Ils menaient bien davantage une quête de renouveau et d’innovation. Du style «nous examinons une idée avant de décider si elle est bonne ou non, mais nous ne laissons pas l’histoire prendre cette décision pour nous».
Cela facilite considérablement l’acceptation d’un non-Néerlandais dans le secteur culturel. Il y avait dans la façon de travailler une sorte de liberté que je trouvais très grisante. Et aujourd’hui encore, de nombreux artistes sonores et compositeurs viennent à La Haye et s’y installent.»
Contraste en musique
Chercheur infatigable et curieux aux origines cosmopolites, Kyriakides réalise une musique comportant plusieurs couches et intertextes sans être cependant jamais pesante, ce qui laisse à l’auditeur toute latitude d’y trouver son propre chemin. C’est Andriessen qui lui a appris à considérer la musique à la manière de l’architecture, au lieu de la restreindre à la seule dimension narrative. «Je crée souvent une sorte d’espace suspendu dans lequel l’auditeur peut vagabonder. Non pas que mes compositions soient dépourvues de direction, mais j’essaie d’étirer la pièce autant que possible, de façon à ne pas avoir l’impression que la musique conduit à une sorte de climax.»
Dans ses interactions répétées avec d’autres médias, il cherche de même plutôt le contraste et l’espace que la synergie. Il a collaboré à d’innombrables spectacles de théâtre musical et de danse, il a écrit un opéra et il est fasciné par les innombrables façons dont musique et texte peuvent se conforter ou se contrarier – ce qui fut le sujet de sa thèse. «Dans ma musique, je préfère suggérer les choses plutôt que d’être concret. Que ce soit à l’opéra ou dans une chanson, je n’ai jamais aimé que texte et musique me racontent la même chose. Mon approche consiste toujours à donner des informations opposées ou à dissimuler des informations, puis à analyser comment l’auditeur comble les vides par son imagination. Mais je ne comprends toujours pas complètement comment ça fonctionne, même après avoir écrit trente ou quarante morceaux et ma thèse à ce sujet.» On ne trouvera pas de réponse auprès de Kyriakides. Mais toujours de nouvelles questions intéressantes.