Comment l’intransigeant Joseph Pholien a favorisé malgré lui une politique humaine envers les réfugiés en Belgique
Les nazis voulaient une Allemagne sans plus aucun Juif. La minorité juive fut ainsi dévalisée et chassée du pays. Les fugitifs juifs entraient en Belgique clandestinement, sans visa. La protection de ces Juifs a suscité de lourdes tensions politiques. Joseph Pholien, le ministre catholique de la Justice en 1938, propulsé par le succès électoral de Rex en mai 1936, s’engouffre dans une politique policière. Sa politique brutale de refoulement, qui refuse toute protection aux réfugiés, se heurte rapidement à ses limites.
Durant les deux premières semaines d’octobre 1938, la police de Bruxelles procède à des razzias dans des hôtels afin d’arrêter des réfugiés de l’Allemagne nazie dépourvus de titre de séjour. Les réfugiés qui s’inscrivent auprès des communes avoisinantes sur la recommandation des comités d’aide en vue de régulariser leur séjour sont eux aussi arrêtés. Au total, quelque 250 réfugiés juifs, presque exclusivement des hommes, sont enfermés dans la prison de Forest. Le 15 octobre, 150 d’entre eux ont déjà été reconduits à la frontière allemande.
Cette politique, menée sans grande publicité, est cependant décidée au plus haut niveau. Joseph Pholien, ministre de la Justice du gouvernement socialiste de Paul-Henri Spaak, a reçu en juin 1938 de la part de l’équipe gouvernementale au complet le mandat d’endiguer l’immigration indésirable.
© Centre d'archives et de documentation, Bruxelles.
En effet, le flot de réfugiés juifs originaires d’Allemagne enfle, et les membres du gouvernement sont unanimes : il est nécessaire de les repousser. Pholien décide aussitôt que les consulats belges doivent en règle générale refuser les demandes de visa belge sollicitées par les Juifs en Allemagne – un visa pourtant nécessaire pour entrer légalement en Belgique. Seule l’immigration illégale permet d’échapper à la persécution en Allemagne, mais Pholien renforce aussi le contrôle aux frontières. En juin, 160 gendarmes viennent renforcer la surveillance de la frontière germano-belge ; ils ont pour mission de renvoyer tous les immigrants clandestins, et plus particulièrement les Juifs venant d’Allemagne.
Joseph Pholien est nouveau en politique. Sa percée dans la politique belge va de pair avec le coup de poing électoral du parti Rex (et du VNV, la Ligue nationale flamande) lors des élections de 1936. Rex, le parti du charismatique Léon Degrelle, surgit du néant et remporte vingt et un sièges à la Chambre. L’aile conservatrice du Parti catholique est la grande victime de cette dissidence électorale. Pholien, un avocat bruxellois, devient le nouveau visage de la phalange droite du Parti catholique. Il a pour mission de ramener les catholiques conservateurs vers ce qui a longtemps été leur port d’attache politique. Pholien voit dans l’antisémitisme un terreau fertile au succès électoral du concurrent politique Rex ; lui-même n’est pas insensible aux idées xénophobes.
Au cours des années 1920, la communauté juive de Belgique a fortement augmenté du fait de l’immigration venue d’Europe de l’Est. Pholien déclare que les Belges sont révoltés par les activités commerciales de ces immigrants juifs, qu’il accuse en outre de ne pas respecter leurs obligations fiscales. Il affirme par ailleurs qu’ils sont pour la plupart des adeptes d’idées politiques extrêmes – mais c’est assurément aller trop loin. La menace sociale et culturelle supposée attribuée à tous ces étrangers engendre le risque d’un regain de réticence antisémite parmi les Belges. Afin d’éviter tout conflit, il faut freiner l’immigration, même celle des réfugiés.
La vision xénophobe de Pholien lui vaut d’être relativement isolé au sein du gouvernement. Ses collègues ministres lui demandent de ne pas se laisser entraîner par l’antisémitisme, mais soutiennent son plaidoyer en faveur d’une politique migratoire restrictive. Ils partagent l’idée selon laquelle une immigration croissante des Juifs d’Allemagne, pour la plupart dépouillés de leurs biens dans ces années de crise économique, n’est pas souhaitable : d’un point de vue économique, la Belgique n’est pas en mesure d’absorber ces Juifs pauvres. Ces nouveaux venus exacerbent la concurrence avec les petits commerçants et les artisans, des groupes sociaux qui connaissent déjà une situation difficile. Les ministres veulent ainsi faire passer le message qu’une politique migratoire restrictive doit être légitimée par des motivations économiques et non culturelles.
Pholien ne se soucie guère de ces remontrances. Il est d’avis que la prudence imposée par ses collègues l’empêche de faire valoir sa politique d’immigration sur le plan électoral. Constatant qu’en vantant ouvertement sa politique, il se mettra à dos les défenseurs des réfugiés, il se voit contraint de louvoyer dans la communication et espère neutraliser ce groupe de pression en menant sa politique sans trop l’ébruiter.
En dépit de la surveillance accrue, la pression à la frontière belge augmente fortement durant l’été 1938. En mars 1938, l’Autriche est annexée au Reich nazi. À Vienne, on expérimente une véritable tactique d’expulsion sous la direction d’Adolf Eichmann. Ce dernier y ordonne l’arrestation aléatoire de Juifs et ne les autorise à quitter la prison que s’ils promettent d’émigrer. Cette radicalisation de la politique anti-juifs en Autriche conduit à un exode, qui se ressent jusqu’à la frontière belge. Les gendarmes ont un travail fou à repousser ces immigrants indésirables. Des scènes déchirantes se déroulent lors de ces refoulements, certains implorent les gendarmes de les abattre plutôt que de les renvoyer en Allemagne. Des considérations humaines ne jouent aucun rôle, et toutes les personnes sans visa sont renvoyées. Même les femmes sur le point d’accoucher, les mères avec enfants et les aveugles sont refoulés. Se servant des collines boisées de cette région frontalière, des réfugiés réussissent cependant, avec l’aide de passeurs et même parfois de gardes-frontières allemands, à quitter la zone frontalière germano-belge sans se faire remarquer.
© Musée juif de Belgique, Belgique.
La Calamine, un village frontalier belge de seulement 4 500 habitants, est une plaque tournante de ce trafic frontalier : on y dénombre sept compagnies de taxi qui prospèrent en transportant les Juifs loin de la région frontalière. Arrivés à Bruxelles et à Anvers, ces Juifs se tournent vers les comités d’aide aux réfugiés de la communauté juive. Durant l’été, ces comités confient quelque 3 000 réfugiés à la protection des autorités belges. Depuis 1933, l’année de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, quelque 13 000 réfugiés ont ainsi profité d’une protection en Belgique. Fin septembre 1938, Pholien met un terme à la tolérance envers les réfugiés juifs qui ont trompé la vigilance des gardes-frontières. Il ordonne à la police bruxelloise d’expulser du pays les immigrants clandestins.
L’un d’eux est le docteur viennois Israël Kesselbrenner, âgé de 27 ans. Il est enfermé avec une centaine d’autres réfugiés juifs à la prison de Forest. De là, il est reconduit à la frontière allemande dans un fourgon cellulaire. Désespéré, Kesselbrenner avale du poison à l’approche de la frontière allemande. Il est admis dans un hôpital à Eupen, qu’il quitte à peine un mois plus tard. Entre-temps, la persécution des Juifs en Allemagne s’est encore accentuée. La nuit de Cristal marque le coup d’envoi de l’élargissement à l’ensemble de l’Allemagne nazie de la pratique viennoise d’expulsion violente des Juifs. Cette nuit-là, 91 Juifs sont assassinés, de nombreuses synagogues saccagées et quelque 30 000 Juifs internés dans des camps de concentration.
En Belgique, l’indignation publique suscitée par les excès de la nuit de Cristal contraint le ministre de la Justice à réamorcer la solidarité avec les réfugiés juifs. Israël Kesselbrenner et de nombreux autres réfugiés de l’Allemagne nazie, même s’ils sont entrés illégalement dans le pays, obtiennent à nouveau la protection belge.
À partir de la mi-octobre, Joseph Pholien est attaqué sur sa récente décision de déporter les réfugiés juifs. Il ne parvient pas à soustraire sa politique impitoyable du feu des projecteurs. Pholien répond aux critiques en niant la persécution par les nazis. Il explique l’exode des Juifs par leur seul souhait d’émigrer. Peu après, la nuit de Cristal vient entièrement contredire son analyse. Il adopte une autre ligne de défense, arguant qu’il a pour mission de lutter contre l’immigration clandestine et que le sort des immigrants clandestins évacués de Belgique n’est plus de sa responsabilité.
Son argumentation grossière jette de l’huile sur le feu. La polarisation que provoque Pholien amène de nombreux hommes politiques à exprimer leur opposition à cette simple politique policière. Ceux qui considèrent la crise des réfugiés juifs comme une crise humanitaire se sentent contraints de faire entendre leur voix. Le libéralisme politique qui réfrène les pouvoirs publics a de nombreux partisans en Belgique. La communauté juive de Bruxelles, qui entretient des liens très étroits avec l’élite politique et économique du pays, alimente également la critique des interventions musclées de l’État contre les réfugiés. Pholien devient une cible politique pour tous ceux qui estiment que la politique belge doit respecter les droits de l’homme. Le Premier ministre Paul-Henri Spaak contraint l’intransigeant Pholien à effectuer un véritable retour en arrière. Après la nuit de Cristal, Pholien rétablit lui-même publiquement la protection des réfugiés juifs qui ont émigré clandestinement. Il est destitué début 1939.
L’expulsion des réfugiés juifs indésirables reste taboue jusqu’à ce qu’éclate la Seconde Guerre mondiale. La solidarité avec les réfugiés juifs qui ont demandé protection sur le sol belge n’est guère mise en question. La politique d’expulsion à la frontière reste cependant implacable. Tous les hommes politiques belges plaident pour un renforcement du contrôle aux frontières, loin des yeux des citoyens. Le pouvoir souverain de l’État belge de décider qui est admis dans le pays reste en dehors du débat politique. Le désaveu de la décision de Pholien de reconduire les réfugiés juifs émigrés illégalement conduit à faire le deuil de ce choix politique. À l’automne 1938, une partie importante de l’élite politique s’est en effet engagée en faveur d’une politique humaine envers les réfugiés juifs de l’Allemagne nazie qui se trouvent en Belgique.
À la fin des années 1930, la plupart des autres pays voisins de l’Allemagne nazie retournent leur veste. Non seulement ils retiennent à leur frontière les réfugiés juifs et les abaissent au rang d’immigrants clandestins, mais ils les chassent aussi de leur territoire. Jusqu’à ce que la guerre éclate, la Belgique reste, indépendamment de l’incident d’octobre 1938, un pays sûr pour les réfugiés. La politique belge en leur faveur n’est pas internationalement suivie et un nombre très élevé de réfugiés recherche donc aussi la protection en Belgique – ils sont 15 000 Juifs d’Allemagne, essentiellement des immigrés clandestins, à la trouver entre novembre 1938 et août 1939. Durant l’année qui précède l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique accueille à peu près autant de réfugiés que la France, et quatre fois plus que les Pays-Bas et la Suisse.
Du fait de cette pratique, on reproche aux responsables politiques belges de faire cavalier seul. Après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique défendra ardemment le statut international des réfugiés à l’occasion de la convention de Genève en 1951.
© Archives des Nations Unies.
Dès les négociations diplomatiques autour de ce texte qui exhorte les États à ne pas renvoyer les réfugiés dans le pays qui les poursuit, la Belgique opte résolument pour un engagement fort. Les États doivent souscrire à ce principe de non-refoulement, et ainsi perdre leur souveraineté comme la Belgique l’avait partialement fait après octobre 1938. Le non-refoulement inscrit dans la convention de Genève signifie que non seulement les réfugiés déjà dans le pays, mais aussi ceux à la frontière, doivent pouvoir bénéficier d’une protection. Un statut de réfugié international ne peut être viable que de cette façon. La Belgique est aussi un défenseur important de la mise en place du Haut Commissariat pour les réfugiés, une organisation supranationale chapeautée par les Nations unies, qui doit indiquer de façon cohérente aux États les devoirs auxquels ils se sont engagés.
Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, la convention de Genève offre protection aux réfugiés, également aux frontières. Ce statut confère une grande valeur morale à l’admission dans un État, mais aussi une grande importance à la notion d’efficacité de la politique migratoire. Les réfugiés n’ont en effet nulle part où aller, et le principe du premier pays d’asile contribue à un partage des tâches acceptable pour les États participants.