Comment Marguerite Yourcenar voyait-elle la vie, le monde et l’homme?
Durant les dernières années de sa vie, l’écrivaine Marguerite Yourcenar reprit sa passion ancienne: parcourir le monde, accomplissant un interminable «tour de la prison» en compagnie de Jerry Wilson, un jeune photographe américain, homosexuel, qui la précéderait dans la mort, succombant au sida.
L’image du «tour de la prison» est tirée du roman L’Œuvre au noir. Le jeune Zénon, son héros, en route vers le sud, rencontre son cousin Henri-Maximilien:
«Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune.
– Le monde est grand, dit Henri-Maximilien.
– Le monde est grand, dit gravement Zénon. Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie.»
Cette dernière phrase, Marguerite Yourcenar a demandé, plusieurs années avant sa mort déjà, qu’elle soit inscrite sur sa tombe du modeste cimetière de Somesville dans le Maine (États-Unis), où elle repose aux côtés de la compagne de sa vie Grace Frick, dont la sépulture porte ces mots extraits du petit poème qu’Hadrien dédia à son âme: hospes comesque, hôte et compagnon.
Vision de l’homme et du monde
Marguerite Yourcenar est née à Bruxelles en 1903. Son père était un hobereau de Flandre française, sa mère était issue de la petite noblesse de Wallonie. Voici ce qu’elle même en dit: «Je n’ai repensé à mes origines flamandes que sur le tard, lors de la rédaction d’Archives du Nord. En me penchant sur ces ancêtres, j’ai cru reconnaître en moi un peu de ce que j’appelle «la lente fougue flamande»». Elle a connu durant de longs étés une enfance insouciante au mont Noir, situé à la frontière franco-belge entre Ypres et Cassel.
De Zénon, elle a fait un Brugeois, et elle a visité la ville à plusieurs reprises après la parution de L’Œuvre au noir en 1968. Mais elle n’est ni une Flamande, ni une Belge, ni une Française. Si cette nomade, qui a résidé une bonne partie de sa vie en Amérique, avait une patrie, ce serait la langue française.
Pour dire les choses de manière un peu solennelle, quelle était la vision que Yourcenar avait de l’homme et du monde? Tentons d’esquisser quelques contours. Cela ne pourrait mieux se faire qu’en utilisant comme fil conducteur, en dehors des déclarations de Yourcenar elle-même, ses ouvrages et leurs principaux personnages.
Je veux aussi parler de Hadrien, Zénon et Michel. L’empereur romain Hadrien est le personnage historique, le héros des Mémoires d’Hadrien; Zénon est le personnage imaginaire, mais pour sa créatrice une figure tout aussi authentique, en l’occurrence l’alchimiste-médecin de la Bruges du XVIe siècle dans L’Œuvre au noir. Michel est le père de l’écrivain et le personnage central de l’inclassable trilogie Le Labyrinthe du monde (Souvenirs pieux, Archives du Nord, Quoi? l’Éternité), où elle relate l’histoire familiale de son père, celle de sa mère et divers épisodes de sa propre existence, mais qui est bien davantage encore.
Qu’est-ce que la vie? La vie est, tout bien réfléchi, toujours une défaite, plus exactement «une défaite acceptée». Lisons ce que dit de Zénon le narrateur de L’Œuvre au noir: «À vingt ans, il s’était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l’entendement des oeillères, mais sa vie s’était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d’emblée posséder la somme. On n’est pas libre tant qu’on désire, qu’on veut, qu’on craint, peut-être tant qu’on vit».
Paradoxalement, l’acceptation de la privation de liberté mène à la liberté. L’exemple majeur en est la mort que Zénon se choisit lui-même dans sa prison de Bruges. Il sait qu’il doit mourir, qu’il va mourir. Il a été condamné à mort par l’Inquisition. Il peut tout juste décider du moment et de la manière. C’est là sa seule liberté: la liberté de l’acceptation lucide des limites. Tout comme la mort du Romain qui ne plie pas devant le tyran, la mort du stoïcien et du samouraï, c’est la Nobility of Failure, la noblesse de l’échec. Ce qui importe dans l’acceptation de cet échec est la lucidité: «Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts», telles sont les dernières paroles que Yourcenar prête à Hadrien. Deux décennies plus tard, elle dira de l’enfant d’un mois qu’elle fut: «Elle apprendra non sans efforts à se servir de ses propres yeux, puis, comme les plongeurs, à les garder grands ouverts» (Archives du Nord).
Le tour de la prison
Qu’est-ce que le monde? Le monde est une prison. Chacun de nous connaît les barreaux de sa cellule: «Quoi qu’on fasse et où qu’on aille, des murs s’élèvent autour de nous et par nos soins, abri d’abord, et bientôt prison» (Archives du Nord). Mais la prison ne nous dispense pas du devoir de l’explorer, d’apprendre à la connaître dans ses moindres recoins. Pour Yourcenar, cett e exploration est avant tout à prendre au pied de la lettre. Un voyage s’impose: il faut faire le tour de la prison…
«Je pars, Wivine, répéta Zénon. Je vais voir si l’ignorance, la peur, l’ineptie et la superstition verbale règnent ailleurs qu’ici».
© B. De Grendel.
Quand bien même la romancière concédera plus tard: «(…) et finalement il retourne à Bruges parce que le monde est le monde partout, et que partout il retrouvera en somme les mêmes problèmes: il n’y a pas de sens à faire cet immense effort de s’enfuir» (Portrait d’une voix).
Voyager signifie pour Yourcenar rompre sans cesse avec les habitudes et les conventions, cultiver ses capacités d’attention, de persévérance et d’émerveillement, évacuer les préjugés en les faisant entrer en collision avec ceux de l’autre. Les voyages sont des initiations où on se libère du superflu et se rend disponible pour ce qui compte vraiment, l’essence, l’ unum necessarium. Il ne fait aucun doute que c’est son père qui a donné à Marguerite Yourcenar le goût du voyage. Il est l’aventurier par excellence. Ses mots d’ordre étaient «On n’est pas d’ici; on s’en va demain» et «On n’est bien qu’ailleurs». Nomade, il n’a jamais travaillé et, sa vie durant, a méthodiquement dilapidé le capital familial. Il appartenait à une espèce en voie d’extinction, celle des lettrés pour qui la lecture allait de soi et qui, par simple dédain ou indolence, n’écrivaient que parcimonieusement.
La décision d’être utile
La vie est un échec accepté, qui nous enseigne la lucidité, et le monde une prison qu’il nous faut cependant explorer. Mais il y a plus. Les deux principaux héros de Yourcenar, à la différence de Michel, ont décidé d’être utiles. Hadrien à la tête d’un empire, Zénon au chevet de ses malades avec «la froide compassion du médecin». Chacun à sa façon, chacun à sa place. Tous deux sont suffisamment lucides pour comprendre qu’ils ne pourront pas éliminer la cruauté de la face du monde: il subsistera des bûchers, l’empire romain continuera de guerroyer. Mais ils savent que leur responsabilité personnelle est de prévenir toute forme superflue de cruauté. Ils savent que leurs possibilités sont limitées, mais ils acceptent, à l’intérieur de ces limites, leur mission qui consiste à se mettre au service d’autrui et à tendre vers l’harmonie et la justice.
Le stoïcien en chacun d’eux sait qu’il n’est qu’une infime partie d’un tout, mais ils sont tout aussi conscients qu’il est de leur devoir d’accomplir leur mission le mieux possible: chacun prend «la décision d’être utile». L’empereur administre, le médecin requinque des vies et, si possible, les prolonge, soulage les souffrances dans la mesure de ses moyens. Il n’en va pas autrement chez leur créatrice: «En étant attentifs à ces problèmes, nous ne sauverons peut-être pas le monde, du moins n’ajouterons-nous pas au mal» (Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey).
Ou encore: «Il faut tâcher de laisser après nous un monde un peu plus propre, un peu plus beau qu’il n’était, même si ce monde n’est qu’une arrière-cour ou une cuisine» (Yeux ouverts).
Cette rage de savoir
En dehors de la décision d’être utile, il y a aussi en permanence chez les personnages de Yourcenar «cette passion de comprendre»: «Luxe suprême chez Hadrien, pain et sel pour Zénon», écrit-elle à un étudiant qui effectuait une étude comparée de Hadrien et de Zénon. La soif de savoir n’est cependant pas un but en soi: la connaissance est le fondement d’une attitude devant la vie. L’ultime espoir de Zénon est de mourir un peu moins ignorant, «un peu moins sot», qu’il n’est venu sur terre. À l’image de la philosophie de l’auteur:
«Quoi qu’il arrive, j’apprends. Je gagne à tout coup», écrit-elle dans ses Carnets de notes, 1942-1948. Dans les dernières pages d’Archives du Nord, elle a encore cette phrase concernant l’avenir de la petite fille du mont Noir – son présent à elle: «Des contacts, des exemples, des grâces (qui sait ?), ou un enchaînement de circonstances qui s’allonge loin derrière elle, lui permettront d’engranger peu à peu une image du monde moins incomplète que celle que sa petite tante Gabrielle de 1866 consignait sur son gros carnet».
J’aime Zénon, ce personage fictif, comme un frère. Comme Yourcenar l’aimait. Sa rage de savoir, sa decision d’être utile, la lucidité avec laquelle il a fait le tour de sa prison, sa quête incessante de liberté, tout en sachant que cette liberté n’est jamais acquise, m’interpellent et me fascinent. C’est la raison pour laquelle il se dresse formidablement dans cette petite galerie de mes héros du XVIe siècle, à côté de ce diplomate érudit que fut Busbecq et de l’humaniste accompli que fut Érasme.