Bonjour, Mr. Bean Maigret !
Voilà trente ans que mourut Georges Simenon – le 4 septembre 1989, pour être précis – et quatre-vingt-dix que vit le jour Maigret. L’écrivain
et ancien journaliste flamand Gaston Durnez, qui écrit
régulièrement une chronique pour de lage landen, le site en
langue néerlandaise de Ons
Erfdeel vzw,
consacre volontiers un
article à ces deux grands Wallons légendaires.
Ils demeurent plus actuels qu’on serait tenté de croire.
Rowan
Atkinson, dites-vous? Oh oui, Mister
Bean! L’acteur
anglais devra tolérer encore longtemps que l’humanité
téléspectatrice le désigner par son nom cinématographique le
plus célèbre. Nombreux sont ceux qui le connaissent uniquement en
tant que gribouille absurde qui se déplace en trébuchant et en
grommelant dans le monde comme dans la vie. Peut-être cette
perception évoluera-t-elle dorénavant: ayant pris de l’âge et
endossant plutôt l’apparence d’un véritable bourgeois, il s’est
même glissé dans la peau du citoyen français moyen le plus
célèbre: le commissaire Maigret.
J’étais très étonné de voir soudain Mister
Bean, en manteau noir et coiffé d’un feutre, parcourir les rues
vespérales de Paris, d’un café à un autre cabaret, armé de sa
seule pipe et suivre les vagabondages de malfrats et de filles
légères d’une époque révolue. Je ne m’étais jamais attendu à
ce que Rowan puisse un jour devenir ce Jules tel qu’on le rencontre
dans des romans, mais il ne m’a guère fallu de temps pour le
trouver sympathique. Il parvenait même à reléguer à
l’arrière-plan l’image de Bean.
Il ne correspondait bien sûr pas vraiment à l’image du commissaire que je caressais telle qu’elle subsistait dans mes souvenirs de lecture des 75 romans et 28 nouvelles que Georges Simenon lui a consacrés.
Sans vouloir me vanter, j’ai lu la plupart de
ces récits. Vrai de vrai! Je suis le fier propriétaire des oeuvres
complètes de Simenon dans une édition franco-suisse des années
1960. N’était-ce pas la première
collection complète?
Par ailleurs, je cultive toujours la nostalgie des
Simenontjes,
les petits Simenon parus dans les Zwarte
Beertjes (Oursons noirs),
une série de livres de poche néerlandais des années 1950 et 1960
avec leurs légendaires couvertures dessinées par Dick Bruna.
Dans un moment d’égarement et obnubilé par l’amour du prochain, j’ai, un jour, fait cadeau de ces Beertjes à quelqu’un. (Il est vrai qu’ils présentaient des traces de lectures intenses). Actuellement, ce sont des objets de collection.
Des
lecteurs invétérés ne cesseront jamais de se disputer sur les
différentes versions cinématographiques de leurs héros livresques
ainsi que sur les couvertures de leurs livres préférés.
Lequel de
la longue liste d’acteurs internationaux ayant interprété le rôle
de Maigret est le meilleur, le plus représentatif? Jean
Gabin? Mmm. Beaucoup lui préfèrent Bruno
Cremer. Mmm, oui, peut-être. Le Néerlandais Dick Bruna était-il
effectivement le meilleur illustrateur, comme je le pense, moi?
Maigret
favorise la guérison
Les
adaptations cinématographiques les plus récentes vont de pair avec
une nouvelle série d’éditions simenoniennes dans plusieurs pays
européens. L’entrée de l’auteur belge le plus connu dans la
glorieuse collection «La Bibliothèque de la Pléiade»
à la fin du siècle dernier pouvait
être ressentie comme un point culminant et final à la fois: la
Grande Consécration littéraire par excellence, avec trois gros
volumes simultanément! Cela semblait presque une revanche pour le
fait que Simenon (Oh, la honte!) ne s’est jamais vu attribuer le
prix Nobel.
L’édition
prestigieuse ne symbolisait pas un cimetière, et ce grâce à John,
le deuxième des quatre enfants Simenon, qui gère maintenant
l’héritage littéraire et est également producteur de cinéma.
John a par ailleurs encore élargi son regard sur la propagande
internationale pour cet héritage. Ce n’est pas un hasard s’il a
opté pour un acteur anglais ainsi qu’une version anglaise pour ses
films.
Tout cela attire évidemment l’attention sur un
double anniversaire: le 4 septembre, il y aura trente ans que Simenon
est décédé et quatre-vingt dix ans que Maigret vit le jour.
Des éditions dans d’autres langues sont en
cours d’élaboration de-ci de-là.
Aux Pays-Bas, les éditions De
Bezige Bij publient depuis cinq ans une
série de nouvelles traductions. C’est le Diogenes
Verlag à Zurich, l’éditeur allemand
exclusif de Simenon, qui a fait grand bruit dans le monde des livres
international. Diogenes a publié 220 livres tirés à six millions
d’exemplaires. Il y a deux ans, la machine semblait quelque peu
grippée, jusqu’à ce qu’il s’avère qu’une
métempsychose s’était produite. Le lecteur enthousiasmant de la
maison d’édition Daniel Kampa, parti pour une autre adresse,
venait de créer sa propre «petite» Verlag
et se mit à publier des traductions nouvelles réalisées à son
intention. Il présenta d’emblée 23 Simenon dans les étalages,
dont 12 Maigret ainsi que quelques prédécesseurs du
commissaire jamais réédités précédemment.
Au beau milieu de tout ce remue-ménage
littéraire, une maladie hivernale m’obligea à rester enfermé à
la maison, à boire du thé chaud pour soigner ma gorge enrouée et à
acheter de nouvelles pantoufles pour avoir les pieds bien au chaud.
Installé près du feu ouvert où brûlait du bois (oui, oui!), j’ai
dévoré l’un après l’autre trois Maigret d’avant-guerre.
Cette lecture a accéléré ma guérison. Ces récits datant du bon
vieux temps d’avant l’ordinateur et la Toile, lorsqu’un
commissaire du quai des Orfèvres, pendant un long et difficile
interrogatoire dans son petit bureau chauffé par un poêle à
charbon, faisait apporter quelques sandwiches et une bière à
pression de la Brasserie Dauphine toute proche pour lui et son
inculpé,…ces récits semblaient parfaitement tenir la route. Au
même titre qu’un des romans qualifiés de «romans durs» où le
commissaire ne figurait pas. Ainsi Chez
Krull se déroule dans une ville
anonyme près de la frontière entre la Belgique et l’Allemagne à
la fin des années 1930. Le roman met en scène un fugitif allemand
qui vient y chercher son salut chez des boutiquiers apparentés dans
un quartier appauvri et y provoque tout de suite un drame.
Maigret
demeure plus actuel qu’on ne serait tenté de croire.
Maigret
en Flandre et aux Pays-Bas
L’arbre
généalogique de Simenon comporte aussi bien des Flamands que des
Wallons. Rien de moins étonnant pour un Liégeois, citoyen de la
cité ardente. Du côté maternel, Simenon avait de la famille aux
proches Limbourgs flamand et néerlandais. Chez eux il a appris (un
tout petit peu) le néerlandais et reniflé l’atmosphère du pays.
Dans
les souvenirs se rapportant à leur région il a notamment puisé
l’inspiration pour le court roman La
Maison du canal (1933), qui se déroule
aux bords du canal Zuid-Willemsvaart
. C’est un roman de transition entre la première série des
Maigret et les romans durs, ses romans non policiers aux prétentions
davantage littéraires et psychologiques.
Caractéristique de Simenon est Chez
les Flamands (1932), où Maigret se
retrouve chez des Flamands exploitant un café pour bateliers dans la région belgo-française de
Givet. Mariniers, canaux et rivières ont toujours fasciné
l’écrivain, qui était aussi un grand navigateur.
Aux lecteurs désireux de se tourner vers l’un
de ses premiers romans durs je recommande Le
Bourgmestre de Furnes, qui date de
l’automne 1931. Le récit est construit autour d’un de ses grands
thèmes favoris: un homme d’âge mûr essaie de rompre avec son
milieu, va jusqu’au bout de son rouleau, ce qui aboutit évidemment
à un drame.
Commencez
par lire l’avertissement au début du livre. Simenon admet qu’il
ne connaît pas Furnes, ni son bourgmestre ni ses habitants. Furnes
n’est pour lui que comme un motif musical … Cela fait penser à
Jean Giono affirmant qu’il n’écrivait pas sur des Provençaux
mais sur des êtres humains.
C’est
également vrai pour Simenon, même si ce n’est pas toujours tout à
fait le cas. Dans un roman de 1947, Le
Clan des Ostendais, sur des marins
flamands qui prennent la fuite au cours de l’été de la guerre en
1940, les rapports linguistiques flamando-français occupent une
place parfaitement réaliste.
On
retrouve aussi les différents genres pratiqués par Simenon dans ses
récits situés aux Pays-Bas. À
Delfzijl, on commémore volontiers le fait que les premiers Maigret ont été écrits là, à bord d’un bateau. Dans la ville toute
proche de Groningue, un admirateur des romans durs saura dès lors
certainement qu’un Kees Popinga est le protagoniste tourmenté de
L’homme qui regardait passer les
trains, un des tout premiers romans
durs et également l’un des «plus simenoniens». Pas
vraiment une lecture qui console…
Songeant
à tout cela, je me demande à quel genre allait la préférence du
nombre considérable de Belges qui ont inscrit Simenon sur la liste
des Plus Grands Belges. Mon pari: aux Maigret.