Entre Senne et Oder, 1914-1918: 1er avril 1915, ne pas céder au défaitisme
Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 9.
1er avril 1915, ne pas céder au défaitisme
Jeudi 1ᵉʳ avril 1915. Jeudi saint pour les chrétiens, le troisième jour de la semaine de la Pessa’h pour les Juifs. À Neuville, près du canal des Ardennes, Felix et son régiment attendent la visite de leur Empereur. Quand arrive le cortège d’automobiles de Sa Majesté, les soldats du Onzième présentent les armes et l’orchestre entame la marche des Hohenzollern. Puis retentit un triple hourra. Felix ne ménage pas son enthousiasme.
Guillaume II inspecte d’abord les troupes. Entouré d’une poignée de généraux, il est conduit par un officier de l’état-major à une tribune, du haut de laquelle il laisse lentement errer son regard sur ses soldats avant de prendre la parole. «Selon les informations du Haut Commandement de la Troisième armée, ce régiment des grenadiers a contribué de manière exceptionnelle aux combats en Champagne et a repoussé les attaques ennemies grâce à sa valeureuse force d’âme et sa bravoure héroïque. Je félicite le régiment et lui témoigne toute mon estime […]. Avec l’aide de Dieu, vous continuerez à tenir bon et vous m’octroierez la victoire finale en triomphant définitivement de l’ennemi.» Après le discours, les troupes poussent à nouveau un triple hourra, puis défilent au pas de parade devant leur empereur.
Un peu plus tard, Felix croise son frère. Ils ne se sont plus vus depuis le mois d’août de l’année précédente. Ils s’étreignent. Rudolf dit qu’il a plusieurs fois échappé à la mort. C’est que les grenades ne font pas la différence entre le soldat qui combat au front et l’Etappenschwein, l’estafette qui apporte les dépêches. Au grand dam de mon grand-père, son frère s’en prend au commandement de l’armée. Selon lui, les généraux ne valent pas un clou. Ils se planquent dans des châteaux loin derrière le front, dorment sous des draps de soie dans des lits douillets et boivent du champagne tout en faisant passer chaque jour des milliers de pauvres bougres à la moulinette. Mon grand-père, furieux, le fait taire. De la grogne naît toujours le défaitisme. Le défaitisme est comme un virus. Avant même qu’on puisse s’en rendre compte, il infecte tout le monde. Sa Majesté s’est adressée à ses soldats en disant «vous»! Il les considère comme sa famille! Rudolf devrait être fier que l’Empereur traite les hommes du Onzième en véritables camarades, en véritables compagnons d’armes. Lorsqu’ils se serrent la main en se quittant, le regard que les frères s’échangent est glacial.