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littérature Feuilleton

Entre Senne et Oder, 1914-1918: janvier 1916, jour de marché

Par Joseph Pearce, traduit par Guy Rooryck
6 novembre 2023 5 min. temps de lecture

Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 10.

Janvier 1916, jour de marché

C’est jour de marché à Vilvorde quand une dame entre dans le magasin de Joseph et lui remet une lettre pour sa femme. Liza est folle de joie. C’est une lettre de Jef, son frère aîné, qui défend sur l’Yser avec le régiment du onzième de Ligne le dernier bout de terrain que les Allemands n’occupent pas. Il se porte bien, les Allemands sont plutôt tranquilles en ce moment. Mais la vie dans les tranchées n’est jamais sans danger. Le jour où son meilleur camarade a passé la tête au-dessus du parapet de la tranchée, un tireur isolé lui a tiré une balle dans le crâne. La veille au soir ils avaient vidé une bouteille de vin jusqu’à la dernière goutte pour fêter son anniversaire. Jef râle contre les officiers francophones. Il leur arrive d’entrer soudain dans une colère noire quand les soldats flamands ne comprennent pas leurs ordres. De plus, ces lâches se cachent derrière un arbre à la moindre grenade qu’ils entendent siffler dans leur direction.

La lettre fait oublier à Liza la pénible situation où s’est retrouvée sa sœur. Catherine a elle aussi reçu la semaine précédente une lettre de son mari, Philippe Devisschere. Il guérit à Paris des blessures encourues à l’Yser. La joie de Catherine de ne pas avoir perdu son mari tourne cependant bien vite en consternation. Monsieur a fait la connaissance d’une infirmière française. Il est déterminé à l’épouser. Dès que la guerre sera terminée, il divorcera de Catherine. Dans un premier mouvement, Liza et sa sœur ne retiennent pas leurs larmes, gémissant d’être confrontées à tant d’impudence. Puis, elles se ressaisissent et pendent en pensée aux branches du plus gros arbre de Vilvorde Philippe Devisschere et tous ses congénères dignes de mépris.

Quelques jours avant la Toussaint 1915, on frappe au beau milieu de la nuit à grands coups sur la porte d’entrée de la maison de Joseph et Liza. «Aufmachen». Le martèlement n’arrête pas. «Aufmachen!» Liza ordonne à son mari d’ouvrir, sinon les soldats finiront par enfoncer la porte. Dès que mon grand-père a tiré le verrou, deux soldats allemands, le fusil attaché à une ceinture sur l’épaule, le poussent brutalement de côté. Comme s’ils connaissaient la maison comme leur poche, ils descendent aussitôt dans la cave, leurs lourdes bottes résonant dans l’escalier. Quelques instants plus tard, ils se retrouvent au rez-de-chaussée et ont dans leurs bras les couvertures en laine que Joseph avait cachées sous un tas de bûches. Il pâlit. Les Allemands ont réquisitionné la laine, le coton, le caoutchouc et le cuivre. Toute personne qui enfreint le règlement risque une peine de prison. Lorsque Liza apparaît, portant sur son bras Alice qui pleure à fendre l’âme, les soldats sortent, le visage crispé dans une grimace. L’incident donne à Joseph un lancinant mal de tête. Comment les Allemands ont-ils su qu’il avait des couvertures dans la cave? Qui a trahi la cachette? Heureusement qu’ils n’ont pas trouvé le chaudron en cuivre au fond du bac à charbon.

Mercredi matin, 19 janvier 1916. Joseph déploie le drapeau de l’empire allemand sur le châssis de fenêtre du plus haut étage de sa maison. La veille, deux soldats sont entrés dans son magasin. Ils lui avaient remis l’étendard tricolore en ordonnant de pavoiser le lendemain. Le roi de Bavière vient en visite, avaient-ils annoncé. Après un repas chez Von Bissing au château des Trois Fontaines, Louis III passera les troupes en revue sur la place du marché. Tous les habitants demeurant sur la Grand Place ou dans les environs immédiats ont reçu un drapeau allemand. Liza a fait une tête d’enterrement. Mercredi est jour de marché. Où trouvera-t-elle les poireaux et les panais pour sa soupe?

La place du marché est décorée d’un arc de triomphe et de sapins de Noël. Une poignée de soldats du régiment d’infanterie bavarois monte la garde sur les escaliers de l’hôtel de ville. Les badauds sont peu nombreux, constate Joseph. Au début de la guerre, les Vilvordiens avaient déjà fait comprendre que les Allemands, ils n’en avaient rien à secouer. Ils avaient boudé les concerts donnés par l’orchestre militaire sur le kiosque à musique. Après quelques semaines, le chef d’orchestre avait jeté sa baguette aux orties.

Joseph tombe un jour sur Jef Elias. Son ami a rejoint les «activistes», ces Flamands qui militent pour régler la question flamande avec l’aide des forces d’occupation. Il est de bonne humeur. Une de ses connaissances, membre de la Groeningerwacht, une association qui œuvre pour la scission administrative de la Flandre et de la Wallonie, lui a dit que le gouverneur-général Moritz von Bissing a l’intention de flamandiser l’université de Gand et même de proclamer l’indépendance de la Flandre. Les Flamands pourront enfin laisser cuire les francophones dans leur jus. Ces hâbleurs sont convaincus que la Flandre s’enfoncera plus profondément encore dans sa pauvreté intellectuelle le jour où les étudiants flamands suivront leurs cours en flamand dans une ville flamande.

Bien que Joseph soit un Flamand convaincu et qu’il en ait par-dessus la tête de l’arrogance des Wallons et des fransquillons, –les Flamands francophones– il est saisi d’effroi. Les intentions de l’occupant sont diaboliques. La grande majorité des Flamands est restée fidèle à la trêve décrétée par le roi Albert lorsque la guerre a éclaté. Un pays qui se défend force le respect du monde entier, a dit le roi. Un tel pays ne périra jamais. La Flandre indépendante? Qu’est-ce que cela lui rapportera? Les Allemands ont dépouillé tous les Belges, ils réquisitionnent des milliers de travailleurs pour les exploiter comme des esclaves dans leurs usines et ils jettent en prison quiconque ose émettre la moindre critique à leur égard. Annexer la Belgique et poursuivre le pillage, voilà la seule véritable intention de l’occupant. Celui qui collabore à ce projet jettera le discrédit sur la cause flamande. Et les Flamands se déchireront entre eux.

La traduction des pages consacrées à la période 1914-1918 a été réalisée avec le soutien de Literatuur Vlaanderen.
Photo Joseph Pearce 1

Joseph Pearce

écrivain et journaliste

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