Entre Senne et Oder, 1914-1918: fin de la guerre, fin de la trêve entre Flamands et francophones?
Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 12.
Fin de la guerre, fin de la trêve entre Flamands et francophones?
En Belgique, la Flamenpolitik
des Allemands gagne du terrain. Le 4 février 1917, les activistes ont mis en place le Conseil de Flandre. Même s’ils ne représentent qu’une faible minorité des Flamands, ils ont la conviction que le rêve qu’ils caressent depuis si longtemps –une Flandre indépendante– est à portée de main. Moritz von Bissing boit du petit-lait, car il n’aime rien tant que de semer la discorde politique. En 1916, il a, de son propre chef, flamandisé l’université de Gand. Derrière son dos, on appelle celle-ci pour s’en moquer l’université Von Bissing. Le 21 mars 1917, il proclame la séparation administrative de la Flandre et de la Wallonie. Les ministères flamands seront installés à Bruxelles, les wallons à Namur. Si les Wallons n’acceptent pas la scission, il a l’intention de tous les déporter. Avant de pouvoir passer de la parole aux actes, il décède le 18 avril dans le château des Trois Fontaines.
Joseph s’assied sur une chaise à côté du lit de son père. Dans deux semaines, le jour de l’Assomption, Pieter Vandenbrande aura soixante-neuf ans. Le brave homme est au bout du rouleau. Quand il veut parler, ses mots restent coincés dans sa gorge. Son visage ratatiné repose sur son oreiller comme une tache grisâtre, ses mains ont l’air de griffes tout osseuses et tordues. Pendant quarante ans, il a alimenté le feu dans les fours de son usine. Ce feu a-t-il fini, au bout de toutes ces années, par lentement mais sûrement le consumer ? Joseph se penche vers lui, non seulement pour se rapprocher, mais aussi pour veiller sur lui. Quand il était petit, il était de temps à autre autorisé à dormir dans ce lit. Son père lui donnait alors toujours un coup de main, sinon il n’aurait jamais été capable de grimper par-dessus le bord.
Pieter meurt le lendemain. Le jour de l’enterrement, il pleut des cordes. De la Grande Église au cimetière, la distance est d’un kilomètre. Joseph a beau avoir ouvert son parapluie, à son arrivée au cimetière il est trempé jusqu’aux os, comme tout le monde.
Le 22 décembre 1917, le Conseil de Flandre proclame l’indépendance de la Flandre. À Vilvorde, les activistes forment un groupe qui pour être minoritaire n’en est pas moins braillard. Ils distribuent des tracts, organisent des réunions et mettent en place une filiale du Volksopbeuring ou Réconfort Populaire, une organisation qui a pour objectif de contribuer au développement matériel et moral de la population. Ils distribuent de la nourriture, envoient des colis de secours aux prisonniers en Allemagne et s’occupent du sort des orphelins de guerre et des analphabètes. La Groeningerwacht fait elle aussi de la propagande en faveur de la cause flamande. «Assez de mensonges! Assez de calomnies! » proclame De Waarheid, la revue des activistes de Vilvorde et des environs. «L’engeance fransquillonne doit être démasquée, et le sera.»
En 1918, les activistes se sentent tellement d’attaque que le collège des échevins de Vilvorde rédige pour la toute première fois ses comptes rendus en flamand. Même les lettres du conseil municipal témoignent soudain d’une connaissance du flamand. Le 1ᵉʳ mai, le bourgmestre Buisset adresse une missive au commissaire civil allemand qui siège à Bruxelles. Il l’informe que les inscriptions françaises sur les plaques des noms de rue ont été badigeonnées.
Par un dimanche après-midi ensoleillé mais venteux de la fin octobre 1918, Joseph fait sa promenade hebdomadaire. Il marche d’un pas décidé, quitte la rue de Bruxelles, traverse la Senne, tourne à gauche le long de la berge du canal, franchit l’avenue de Schaerbeek, puis entre dans le parc municipal par la grille en fer forgé. Il pleut quantité de feuilles de marronnier et de hêtre, les feuilles crissent sous ses pieds.
Un autre dimanche, il sortirait directement du parc et se rendrait à la Grand-Place pour boire une bière à la brasserie À la Ruche, son bistrot favori au coin de la place du marché. Mais cette fois, il s’assied sur un banc au bord de l’eau, il ne veut pas prendre sa décision à la hâte. Liza lui a demandé de s’adresser aux membres du Volksopbeuring, le Réconfort populaire. Jef, son frère, soldat au Onzième régiment, est enfermé dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne depuis six mois. Liza veut le faire libérer le plus vite possible et les activistes pourraient peut-être intercéder auprès des Allemands.
Cela vaut-il encore la peine d’en parler aux occupants? Les alliés ont entamé une offensive. Le front allemand est sur le point de céder. Les activistes tremblent dans leur culotte, dit Paul Leemans. Selon l’ami de Joseph, ils sont prêts à décamper dès que les Allemands battront en retraite. Le Réconfort populaire a son local dans l’Hôtel des Familles, au coin de l’avenue Hanssens. Jan, son frère, lui conseille d’y demander un rendez-vous avec Jules Waroquiers. Malgré ses mauvais choix politiques, tout le monde à Vilvorde tient cet architecte en haute estime.
Dès que Joseph a pris place à une table de son café favori, il allume sa pipe comme à l’accoutumée. Il règne une atmosphère excitée, presque agitée, comme si tout le monde fêtait déjà la fin de la guerre. Joseph ne s’est pas rendu au Réconfort populaire. Si une connaissance ou un client l’y avait vu, il aurait passé pour un activiste. Un commerçant ne peut pas se permettre ce genre de soupçon et doit pouvoir s’entendre avec tout un chacun.
Il fume sa pipe avec délice et savoure aussi son demi. Il rend grâce au Seigneur, son magasin a tenu le coup et Liza et la petite Alice ont traversé les quatre dernières années sans encombres. Lui-même, hormis au moment de l’incident de la couverture en laine, est passé inaperçu aux yeux des Allemands. Jamais il n’a été réquisitionné pour garder les lignes de chemin de fer ou les poteaux télégraphiques, jamais il n’a reçu de convocation ni subi de réprimande ou de punition. Pourquoi aurait-il d’ailleurs voulu jouer au héros? Quiconque pensait pouvoir se montrer plus malin que les occupants a tôt ou tard été attrapé et emprisonné ou déporté en Allemagne. La famille de son frère a également échappé aux embrouilles. Après une fille, Elise a donné naissance à un fils. D’abord Maria, ensuite Joseph. Pourquoi donc Jan ne comprend-il pas qu’en temps de guerre, il est déraisonnable d’avoir une bouche de plus à nourrir
Dans la brasserie, on entend parler autant le français que le flamand. Un phénomène on ne peut plus courant dans une ville où, comme dans toutes les villes d’une certaine importance en Flandre, les classes aisées sont éduquées en français. «Après la guerre, on ne parlera plus le flamand en Belgique», prétend un quotidien wallon. Apparemment, ceux qui ont les Flamands en horreur pensent que tous les Flamands sont des activistes, que tous les Flamands ont été de mèche avec les Allemands. Après la guerre, ces mensonges de langues de vipère réussiront sûrement à faire avorter la trêve entre Flamands et francophones.